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Les cryptomonnaies et les valeurs mobilières en cas de faillite : des fruits différents, mais des difficultés identiques
Par Calvin Horsten, J.D., Osgoode Hall Law School et stagiaire en droit chez Aird & Berlis s.r.l. et Kaliopi Dimitrakoudis, J.D., M.B.A., M.A., Osgoode Hall Law School et stagiaire en droit chez Borden Ladner Gervais s.r.l.
L’avènement d’une « révolution des cryptomonnaies » a bouleversé le financement traditionnel et soumis ce que nous croyions des certitudes à un examen minutieux1. L’absence d’un cadre réglementaire robuste a engendré un risque considérable dans un environnement d’insolvabilité, en exacerbant la fraude, la mauvaise gestion et la difficulté à recouvrer les actifs. En 2019, le Canada a connu sa première déclaration d’insolvabilité déposée par une plateforme d’échange de cryptomonnaies, en l’occurrence la Quadriga Fintech Solutions Corp. (« QuadrigaCX »)2. Par la suite, les États-Unis ont connu une vague de déclarations d’insolvabilité par des plateformes de cryptomonnaies, et le Canada en a subi des effets tangentiels3. Comme le montrent les trois déclarations d’insolvabilité de cryptomonnaies qui ont fait date aux États-Unis, nous assistons aujourd’hui à un effondrement sectoriel, qui a commencé avec la Voyager Digital (« Voyager »), puis le réseau Celsius (« Celsius »), et enfin la FTX Trading Ltd. (« FTX »)4.
À ce jour, aucun consensus n’a été atteint quant à la nature des cryptomonnaies (qui peuvent être considérées comme des biens, des marchandises ou des valeurs mobilières), quant au propriétaire ou au bénéficiaire effectif des cryptoactifs déposés sur une plateforme d’échange et quant à la façon et au moment d’évaluer ces cryptoactifs5. Comme les cryptoactifs semblent défier toute classification juridique, les professionnels de l’insolvabilité ont dû compter sur des lois qui ne tiennent pas suffisamment compte des nuances inhérentes, ce qui a produit des résultats particulièrement troublants pour les clients lors de cas d’insolvabilité.
La partie XII de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (« LFI ») du Canada traite des « faillites de sociétés de placement » et renferme des dispositions qui pourraient être adaptées à l’administration équitable et efficace d’une plateforme d’échange de cryptomonnaies en faillite6. Le présent article donne un aperçu de l’application possible de la partie XII de la Loi aux faillites de ces plateformes.
I. Les plateformes de cryptomonnaies et les sociétés de placement : des pommes et des oranges
Faisant écho au monde des valeurs mobilières avant l’introduction de la partie XII de la LFI, le contexte des cryptomonnaies a donné lieu à des litiges longs et coûteux en matière de propriété et d’évaluation. Les actions en justice liées au réseau Celsius en sont un exemple frappant, où le tribunal de la faillite des États-Unis a éprouvé des difficultés à cerner le propriétaire légitime des comptes de type « Earn »7. En l’absence de cadre sur les cryptomonnaies, le tribunal a dû s’appuyer sur les accords conclus avec les clients de Celsius, ce qui a conduit certains créanciers à être payés en puisant au même fonds que celui des clients, ce qui a ainsi réduit les possibilités de recouvrement de ces derniers8.
Aux prises avec ces difficultés., les organismes de réglementation ont commencé à traiter les cryptomonnaies comme des valeurs mobilières9. Ainsi, le 5 janvier 2023, la Commission des valeurs mobilières des États-Unis a porté plainte contre les sociétés de courtage en cryptomonnaies Genesis Capital et Gemini Co. pour violation de la réglementation sur les valeurs mobilières, en réclamant des sanctions, des injonctions et la restitution des profits aux investisseurs10. Comme l’a déclaré Gary Gensler, président de la Commission, « l’accusation s’appuie sur des actions antérieures pour indiquer clairement au marché et aux investisseurs que les plateformes de cryptoprêt et autres intermédiaires doivent se conformer à nos lois sur les valeurs mobilières, lois qui ont fait leurs preuves. C’est ainsi qu’on protège le mieux les investisseurs »11. En outre, le 22 février 2023, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (« ACVM ») ont confirmé qu’elles réglementaient les plateformes de cryptomonnaies en tant que valeurs mobilières12. Cette réglementation comporte l’obligation d’enregistrement, l’obligation de séparer les cryptoactifs détenus au nom d’investisseurs canadiens, l’interdiction d’offrir un effet de levier aux clients et l’obligation de déposer des informations financières auprès de l’ACVM13.
À certains égards, le fait de traiter les cryptomonnaies comme des valeurs mobilières apporte une certaine clarté, mais leur statut juridique reste incertain dans le cadre d’une insolvabilité, ce qui laisse une lacune importante dans la gestion des faillites de plateformes de cryptomonnaies.
II. Les caractéristiques de la partie XII
La LFI a été rédigée avec un champ d’application volontairement étendu afin que différentes structures d’entités puissent être prises en compte de manière efficace. La partie XII ne fait pas exception.
L’article 256, paragraphe 1, élargit les parties habilitées à demander une ordonnance de faillite à l’encontre d’une société de placement débitrice, y compris les commissions de valeurs mobilières, les bourses, les organismes d’indemnisation des clients et les séquestres. Un tel changement reflète la surveillance exercée sur les sociétés de placement et donne la priorité à une action rapide.
L’article 258 autorise le syndic autorisé en insolvabilité (« SAI ») à demander une ordonnance désignant un client comme étant un « client différé » si sa mauvaise conduite a contribué à l’insolvabilité de la société de placement14. Cette désignation, conformément à l’article 262(3)d), subordonne les clients différés aux autres clients et créanciers, ce qui maximise les fonds disponibles pour les clients.
L’article 261(1) énonce les dispositions régissant la priorité et la répartition des actifs pour un fonds des clients. À la suite d’une consolidation (« mise en commun ») des actifs des clients, on paye d’abord les coûts administratifs, puis l’on effectue une distribution tarifaire des actifs aux clients. Tout excédent est transféré au « fonds général ». Ce système donne la priorité aux actifs des clients, tout en protégeant le fonds contre son épuisement par des créances des créanciers autres que les clients.
Alors que toutes les autres faillites déterminent la proportionnalité sur la base d’une « réclamation fondée », la partie XII s’intéresse plutôt aux « capitaux nets » d’un client au moment de la faillite, proportionnellement aux autres clients15.
III. L’application de la partie XII aux plateformes de cryptomonnaies
Lorsqu’on examine comment la partie XII aurait résolu des problèmes importants survenant lors de faillites d’entreprises de cryptomonnaies, l’utilité que peut avoir la Partie XII pour la liquidation et la distribution des plateformes d’échange de cryptomonnaies devient évidente.
Dans les cas de faillites de valeurs mobilières et de plateformes de cryptomonnaies, un enjeu important consiste à déterminer la date d’évaluation des actifs contestés. Cette question a été abordée dans l’affaire MF Global Canada Co., une faillite classique de société de placement16. En appliquant la définition que la partie XII donne aux « capitaux nets », le tribunal a déterminé que la date d’évaluation était la date de la faillite17. Au cours de la procédure canadienne concernant QuadrigaCX, le juge Hainey a résolu un problème d’évaluation semblable en traçant une analogie avec la partie XII, pour conclure que la faillite de QuadrigaCX était semblable à celle d’une société de placement18.
Un autre enjeu consiste à maximiser le recouvrement pour les clients victimes de fraude. Dans l’affaire QuadrigaCX, le PDG de la société, Gerald Cotten, a mis en place une combine à la Ponzi et a retiré des fonds à des fins personnelles. Le recours au « client différé » de la partie XII permettrait d’empêcher les fraudeurs comme Cotten de se placer en position prioritaire à la suite d’un tel acte répréhensible. En subordonnant la créance d’une partie dont les actions ont contribué à l’insolvabilité de la plateforme de cryptomonnaie, on maximise les actifs disponibles pour le recouvrement des clients.
L’article 259 peut permettre au SAI de vendre des valeurs mobilières ou, dans le cas qui nous importe, des cryptoactifs. Cette disposition permet au SAI de convertir rapidement les cryptoactifs en liquidités, ce qui atténue les pertes qu’essuient les clients lorsque la valeur des cryptoactifs diminue rapidement au moment même où s’accroît l’insolvabilité de l’entreprise, comme ce fut le cas lors de chacune des grandes faillites de cryptoactifs.
Comme nous l’avons vu précédemment, la partie XII aurait pu résoudre les différents problèmes surgis au cours de la procédure concernant Celsius. Plus précisément, elle pourrait avoir éliminé la nécessité de tenir de nombreuses auditions. En appliquant l’article 261, les tribunaux auraient pu éviter les disputes sur les actifs des comptes de type Earn, malgré les conditions d’utilisation de Celsius qui attribuaient la propriété à l’entreprise. Ce recours aurait pu accélérer considérablement le recouvrement pour les clients. En outre, l’article 261 aurait permis de maximiser le recouvrement et d’éviter que les fonds des clients ne soient distribués à des créanciers autres que les clients, en préservant les actifs des comptes des clients pour les clients seulement. Les actifs des clients auraient été consolidés dans un fonds des clients et mis à la disposition exclusive des clients, au lieu d’être immobilisés dans des auditions et utilisés en fin de compte pour payer d’autres créanciers. Cela aurait également été particulièrement équitable dans des situations comme celle de FTX, où l’entreprise a fait croire à ses clients que leurs actifs étaient assurés et garantis. Il s’agissait là d’une déformation odieuse des faits.
Le défaut de remboursement de Three Arrows Capital à l’intention de Voyager a entraîné une crise de liquidités, les actifs étant insuffisants pour payer les clients. Toutefois, si un cadre avait été mis en place, soit un équivalent de la partie XII traitant des cryptomonnaies, les actifs restants auraient pu être gérés efficacement. Plus précisément, les capitaux nets non libérés auraient constitué une créance sur le fonds général, classée en priorité entre les créanciers privilégiés et les créanciers ordinaires, après la mise en commun et la distribution des actifs. FTX et d’autres auraient pu être traités de la même manière, ce qui aurait permis de mettre en place un système de distribution et un mécanisme de préservation des actifs plus prévisibles et plus équitables.
IV. Remettre les pendules à l’heure
L’application de la partie XII aux plateformes de cryptomonnaies peut être contestée en soutenant que proposer un cadre pour les valeurs mobilières implique le fait de réinventer la nature même des cryptomonnaies, qui ont été conçues pour être distinctes de toute autre forme de capital. Le présent article ne traite pas de la classification des cryptomonnaies en tant que valeur mobilière, puisqu’elle prête encore à la controverse19. Nous reconnaissons que les commissions de valeurs mobilières traitent désormais les cryptomonnaies comme des valeurs mobilières de fait20 et nous soutenons que la prochaine étape de la série consiste, pour les professionnels de l’insolvabilité, à s’inspirer des procédures de faillite relatives aux sociétés de placement, qui peuvent contribuer à l’administration ordonnée des plateformes de cryptomonnaies en faillite.
V. Mot de la fin
Dans le film « Mariage à la grecque », le père de la mariée compare les deux familles à des pommes et des oranges. Il souligne que même si elles sont différentes, elles sont, en fin de compte, composées de fruits. Si l’on s’inspire du film, on peut inférer que les valeurs mobilières et les cryptomonnaies sont comme des pommes et des oranges. Bien qu’elles soient distinctes, elles présentent d’importantes similitudes qui justifient leur traitement semblable en cas d’insolvabilité.