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Partager le fardeau : les limites de la levée de la déchéance à l’égard des baux commerciaux
Par Matilda Lici, associée, Aird & Berlis LLP
L’apparition de la COVID-19, ainsi que des mandats gouvernementaux et des mesures de santé publique qui en ont découlé, ont bouleversé les relations commerciales. Le secteur de la vente au détail a été durement touché : les magasins de détail ont dû fermer à plusieurs reprises durant une période de 15 mois et les ventes ont chuté pour atteindre une fraction des niveaux observés avant la pandémie. Tandis que les revenus diminuaient, les coûts d’exploitation demeuraient les mêmes, le loyer représentant une partie considérable de ces coûts. Plus tôt cette année, la Cour d’appel de l’Ontario a eu l’occasion de se pencher sur la mesure dans laquelle la levée de la déchéance prévue à l’article 20 de la Loi sur la location commerciale pouvait être utilisée pour « répartir les difficultés économiques » découlant de la pandémie entre les locataires de magasins de détail et les locateurs.
Dans l’affaire Hudson’s Bay Company ULC Compagnie de la Baie D’Hudson SRI c. Oxford Properties Retail Holdings II Inc., l’appelant, la Compagnie de la Baie d’Hudson SRI (« CBH »), a interjeté appel d’une ordonnance lui accordant une levée de la déchéance, mais lui refusant une diminution de loyer pour une période indéterminée tandis que les répercussions économiques de la COVID-19 perduraient. La CBH était un « locataire modèle » du centre commercial Hillcrest depuis 1978. Elle payait toujours son loyer à temps et en totalité à son propriétaire, Oxford Properties Retail Holdings II Inc. (le « locateur »). En avril 2020, à la suite des fermetures imposées par le gouvernement à la fin mars, la CBH a commencé à interrompre ses paiements de loyer. Vers octobre 2020, après que le locateur a émis un avis d’intention de mettre fin au bail de la CBH au centre commercial Hillcrest, la CBH a demandé une ordonnance pour obtenir une levée de la déchéance, conformément à l’article 20 de la Loi sur la location commerciale.
La levée de la déchéance permet à un locataire qui n’a pas respecté ses obligations locatives d’éviter la résiliation du bail, même si, selon les conditions de ce dernier, le locateur avait normalement le droit de résilier le bail et de prendre possession des lieux loués.
La juge saisie de la requête a déterminé que la CBH avait manqué à ses obligations locatives pour non-paiement du loyer, mais que, dans les circonstances, elle avait droit à une levée de la déchéance, conformément à l’article 20 de la Loi sur la location commerciale. Dans le cadre de cette décision, la juge a reporté le paiement du loyer sur une période de neuf mois à compter de la date de l’ordonnance. Elle a cependant refusé d’accorder une diminution du loyer avec la levée de la déchéance.
En cour d’appel, la CBH et le locateur ont convenu que la levée de la déchéance était appropriée dans les circonstances de cette affaire, mais ils étaient en désaccord sur la portée d’une telle mesure. La CBH soutenait que l’article 20 de la Loi sur la location commerciale donnait de vastes pouvoirs au tribunal pour rejeter les conditions d’un bail, si la justice l’exige. Plus précisément, elle affirmait que, pendant la crise économique sans précédent engendrée par la pandémie, la réduction du loyer d’un « locataire modèle » de longue date était une réparation convenable en vertu de l’article 20. Le locateur, quant à lui, a fait valoir que le texte de l’article 20 n’était pas assez large pour permettre au tribunal de réécrire un accord commercial, mais simplement de le préserver.
La décision de la Cour d’appel nous donne de précieuses indications sur les limites de la levée de la déchéance et les considérations qui éclaireront les décisions des tribunaux.
1. La levée de la déchéance ne tient pas compte des diminutions de loyer
Selon les conditions du bail, la CBH était tenue de payer le montant total de son loyer à chaque échéance prévue, sans déductions ou compensations pour tout manquement présumé de la part du locateur. L’obligation de payer le loyer au complet était indépendante de toute obligation du locateur envers la CBH. Même la levée de la déchéance en vertu de l’article 20 de la Loi sur la location commerciale ne permettait pas à la CBH de payer un loyer réduit.
La Cour d’appel a confirmé que la levée de la déchéance « ne prévoit pas le rajustement des droits et des obligations actuels en vertu du bail à l’avenir ». Les tribunaux n’ont pas pour but de réécrire les contrats en vue de redistribuer les risques à la suite d’un enjeu inattendu. Accorder une réduction du loyer prévu dans le bail revient à modifier une condition fondamentale du bail.
2. Les paiements de loyer peuvent être reportés pour aider un locataire qui a « la tête sous l’eau », mais pas pour répartir le fardeau
Conformément à l’article 20 de la Loi sur la location commerciale, la juge a reporté une partie des obligations locatives de la CBH en fixant un échéancier de paiement visant à refléter la réouverture progressive et éventuellement sans restriction des magasins de détail. Son Honneur a établi des points de référence selon lesquels la CBH devait payer 50 %, puis 70 % et enfin 100 % du loyer exigible.
La Cour d’appel a reconnu que la levée de la déchéance serait un remède illusoire si un locataire ne disposait pas d’un délai raisonnable pour se conformer à une ordonnance du tribunal. Les circonstances doivent indiquer que, même si le locataire n’est actuellement pas en mesure de se conformer aux conditions du bail, il a néanmoins le potentiel de le faire dans un délai prescrit. Dans le cas contraire, si le tribunal conclut que le locataire ne sera pas en mesure de se conformer dans un délai raisonnable et déterminé, la levée de la déchéance ne constituera pas un recours approprié.
Dans la présente affaire, cependant, il n’y a aucune preuve que la CBH ait déjà été incapable de payer le loyer qu’elle devait. La juge a offert à la CBH une courte pause face à ses obligations locatives, pas parce qu’elle était incapable de les assumer, mais parce que, selon le tribunal, il était injuste qu’elle porte ce poids seule en contexte pandémique, sans aide de la part du locateur. La Cour d’appel a déterminé que la juge avait commis une erreur en reportant les obligations locatives de la CBH pour des raisons qui n’ont aucun rapport avec sa capacité de payer le loyer exigible en vertu du bail.
La durée de tout report de paiement de loyer doit refléter le temps nécessaire dont le locataire aura besoin pour se conformer au bail. La levée de la déchéance n’est pas un mécanisme que les tribunaux utilisent pour rétablir la « justice économique » entre locataires et locateurs.
3. L’ingérence judiciaire liée aux taux d’intérêt contractuels est injustifiée
Selon les conditions du bail, la CBH devait payer des intérêts sur l’arriéré du loyer au taux préférentiel TD plus 4 %. En optant pour la levée de la déchéance, la juge a rajusté le taux d’intérêt au taux préférentiel TD plus 2 %. Dans son jugement, la juge a laissé entendre que le taux d’intérêt n’était pas « une condition fondamentale du bail ».
La Cour d’appel a déterminé que la juge avait commis une erreur en rajustant le taux d’intérêt sur l’arriéré du loyer. La CBH et le locateur étaient des entités commerciales reconnues qui étaient, ou auraient dû être, bien conscientes du taux d’intérêt établi dans le bail. Dans le cadre de la levée de la déchéance, modifier le taux d’intérêt revient au même que de diminuer le montant du loyer, d’un point de vue qualitatif.
Conclusion
La Cour d’appel a privilégié une interprétation étroite de l’article 20 de la Loi sur la location commerciale. L’interprétation plus générale défendue par la CBH donnerait lieu à une incertitude considérable dans les relations qu’entretiennent les locataires et les locateurs en contexte de changements économiques imprévus. Les entités commerciales doivent pouvoir négocier librement et avoir confiance en la solidité de leur entente contractuelle, même en cas d’événement imprévu. Élargir les limites de la levée de la déchéance en vertu de l’article 20 de la Loi sur la location commerciale ne ferait que promouvoir le recours aux procédures judiciaires comme moyen de redéfinir les obligations d’un locataire dans un bail.
À la lumière de cette décision en appel, les locataires, même les soi-disant « locataires modèles », doivent connaître la portée limitée de la levée de la déchéance en vertu de l’article 20 de la Loi sur la location commerciale. Le comportement des parties sera un facteur important dans toute analyse de l’article 20. Le refus délibéré d’un locataire de payer le loyer ou de respecter toute autre condition du bail – même s’il a longtemps adopté un comportement exemplaire – pourrait bien l’empêcher d’obtenir la levée de la déchéance.