Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Automne/Hiver 2023 > L’avenir de la dévolution inversée : développements récents des ordonnances de dévolution inversée dans le cadre des procédures d’insolvabilité
L’avenir de la dévolution inversée : développements récents des ordonnances de dévolution inversée dans le cadre des procédures d’insolvabilité
Par Jared Enns and Forrest Finn, Cassels Brock & Blackwell LLP
I – INTRODUCTION
Ces dernières années, les ordonnances de dévolution inversée (« ODI ») sont devenues un outil important pour les procédures de restructuration au Canada. Bien qu’elles ne soient pas expressément envisagées dans la législation sur l’insolvabilité, les transactions basées sur les ODI permettent à un acquéreur d’acheter les actions d’un débiteur insolvable (par opposition à ses actifs), libres et quittes de toute charge, et de procéder à une « dévolution » par ce débiteur à une nouvelle entreprise (souvent appelée la « société résiduelle ») des actifs, des obligations et des passifs non voulus. Une fois la transaction conclue, la « société résiduelle » devient responsable des distributions aux anciens créanciers de l’entreprise débitrice, sous la surveillance de l’officier de justice compétent.1
En réponse à leur utilisation accrue dans diverses procédures d’insolvabilité, les tribunaux au Canada estiment invariablement que ces ordonnances ne doivent pas être considérées comme la norme et qu’elles ne doivent pas être utilisées par simple commodité.2 Les tribunaux ont ainsi souligné que : (i) la législation sur l’insolvabilité n’envisage pas expressément l’utilisation des ODI et (ii) les ODI ne devraient pas être utilisées pour contourner les processus qui donneraient sinon le droit aux créanciers de voter sur les plans ou les propositions.3
II – EXIGENCES POUR L’APPROBATION D’UNE ODI
Malgré leur approche conservatrice des ODI, les tribunaux canadiens se sont déclarés compétents pour approuver les ODI en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC ») (articles 11 et 36)4 et de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») (dans les procédures de proposition concordataire5 et dans les mises sous séquestre, en vertu du paragraphe 243 (1)).6 En exerçant cette compétence, les tribunaux ont précisé qu’une ODI doit, dans les circonstances :
- être nécessaire;
- produire un résultat économique au moins aussi favorable qu’une autre solution viable;
- ne pas entraîner une posture pire pour une partie prenante qu’avec une autre solution viable;
- prévoir le paiement d’une contrepartie qui reflète l’importance et la valeur des permis et des licences (ou des autres actifs incorporels) qui sont préservés grâce à la structure de l’ODI.7
Pour satisfaire ces considérations propres aux ODI, les demandeurs doivent généralement montrer qu’il existe une nécessité impérieuse et extraordinaire de faciliter la transaction au moyen d’une ODI.8 Dans l’affaire Just Energy Group Inc et al v Morgan Stanley Capital Group Inc et al, la Cour supérieure de l’Ontario (la « Cour de l’Ontario ») a résumé les circonstances dans lesquelles ce recours extraordinaire peut être requis :
- le débiteur opère dans un environnement très réglementé dans lequel il est difficile, voire impossible, de rétrocéder ses permis, ses licences ou ses autres droits existants à un acquéreur;
- le débiteur est partie à certains contrats principaux qui rendent difficile ou impossible la cession à un acquéreur;
- si le maintien des entités juridiques existantes préservait certaines caractéristiques fiscales qui seraient sinon perdues dans le cadre d’une ordonnance de dévolution traditionnelle.9
À cet égard, il n’est peut-être pas surprenant que les ODI aient été utilisées dans un certain nombre de procédures d’insolvabilité concernant des entreprises de cannabis, car ni la Loi sur le cannabis ni ses règlements ne permettent le transfert ou la cession de licences délivrées en vertu de celle-ci. Par conséquent, pour préserver les licences autrement non transférables, on a eu recours à des transactions structurées par les ODI (qui ont été approuvées) pour s’assurer que ces licences restent la propriété de l’entité autorisée.
Les ODI ont également été utilisées pour faciliter les transactions concernant des sociétés minières insolvables. Par exemple, dans l’affaire Harte Gold Corp (Re) (« Harte Gold »), la Cour a jugé que, sans une ODI, « l’acquéreur devrait demander aux diverses agences et aux divers organismes de réglementation les transferts des licences et des permis existants ou, si les transferts ne sont pas possibles, en demander de nouveaux ».10 L’utilisation d’une ODI permet à l’acquéreur d’acheter ces actifs non transférables sans les risques, les coûts et les retards associés à une ordonnance de dévolution traditionnelle.11 Pour cette raison, la Cour de l’Ontario a approuvé son utilisation, mais a averti que les ODI doivent être « considérées comme une mesure inhabituelle ou extraordinaire, et non comme une solution adaptée à toutes les situations du seul fait qu’elles peuvent être commodes ou avantageuses pour l’acquéreur ».12
III – EXAMEN JUDICIAIRE ET DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS
Dans l’affaire Harte Gold, la Cour de l’Ontario a clarifié le critère « nécessaire », en notant que même si les actifs du débiteur pouvaient être techniquement transférables, la structure de l’ODI permettait d’effectuer la transaction efficacement et rapidement, sans les risques, les retards et les coûts associés à une autre forme de transaction, qui aurait obligé l’acquéreur à obtenir le transfert des licences et des permis existants auprès des diverses agences et des divers organismes de réglementation.13 La Cour suprême de Colombie-Britannique (la « Cour de C.-B. ») est arrivée à une conclusion semblable dans les procédures au titre de la LACC dans l’affaire Pure Gold Mining Inc (« Pure Gold »). Dans cette affaire, Pure Gold a demandé l’approbation d’une ODI et a avancé la preuve que « certains » des permis et des tenures miniers « peuvent » être difficiles à transférer à un acquéreur et, par conséquent, peuvent entraîner des retards ou des coûts supplémentaires dans la conclusion de la transaction.14 La Cour de C.-B. a jugé cette preuve suffisante et a accordé l’ODI.15
En revanche, la Cour de C.-B. a refusé d’accorder une ODI dans l’affaire PaySlate Inc. (Re) (« PaySlate ») pour les raisons suivantes :
- la Cour n’était pas en mesure de conclure que l’ODI visait à préserver l’entreprise en vue de la continuité de l’exploitation viable;16
- des preuves insuffisantes de la valeur ont été données, sans lesquelles la Cour ne pouvait pas déterminer : (i) le caractère approprié de la contrepartie qu’il est proposé de verser dans le cadre de l’ODI, (ii) s’il existait d’autres solutions viables, et (iii) si les autres parties prenantes n’étaient pas dans une pire posture,17
- les demandeurs n’avaient pas « démontré que les dispositions relatives à la renonciation, à l’interdiction et à la quittance, ainsi que celles restreignant les droits contractuels des contreparties aux contrats retenus » étaient équitables et raisonnables.18
Surtout, en refusant d’approuver l’ODI, la Cour dans PaySlate a formulé et évalué les considérations supplémentaires suivantes :
- les créanciers doivent avoir la possibilité de s’exprimer dans le cadre de la stratégie d’arrangement du débiteur, qui peut subir un préjudice en raison de l’ODI;
- alors que l’acquéreur obtient toute la valeur future des activités du débiteur, les ODI enlèvent la possibilité de négociations entre les débiteurs et leurs créanciers, qui peuvent conduire à un compromis et à une plus grande valeur pour un large groupe de parties prenantes;
- il faut une justification fondée sur des preuves expliquant pourquoi une ODI est au moins équivalente aux résultats obtenus grâce aux mécanismes prévus par la loi;
- il convient d’examiner attentivement les quittances proposées lorsque les créanciers n’ont pas eu l’occasion de voter.19
La Cour de C.-B. a ensuite approuvé une ODI dans le cadre de la procédure d’insolvabilité de PaySlate Inc., jugeant que la demande ultérieure était soutenue par une « raison appropriée fondée sur des preuves […] et des renseignements complets et très utiles et une analyse de valeur fournis par le syndic à la proposition ».20
Mais l’hésitation judiciaire exprimée dans l’arrêt PaySlate contraste avec la décision de l’affaire Peakhill Capital Inc v Southview Gardens Limited Partnership (« Peakhill »), publiée le 25 août 2023. Dans cette affaire, le seul objectif de la demande d’ODI était d’éviter le déclenchement d’une obligation de payer des droits de mutation de biens en vertu de la Property Transfer Tax Act (la « PTTA ») de Colombie-Britannique (qui découlerait du transfert du titre en common law de certains terrains, mais pas du transfert du titre bénéficiaire). La Cour de C.-B. a rejeté l’« argument de l’avalanche de poursuites » avancé par la Province de Colombie-Britannique pour s’opposer à l’ODI et a conclu que « bien qu’il puisse être vrai que l’octroi d’une ODI dans ce contexte entraînerait une augmentation des demandes, [la Cour n’a] été informée d’aucune raison pour laquelle cela ne serait pas souhaitable d’un point de vue politique ou du point de vue d’une partie prenante, autre que l’autorité fiscale, au moins en l’absence d’un préjudice subi par les autres parties prenantes comme les créanciers ».21
En approuvant l’ODI dans l’affaire Peakhill, la Cour de C.-B. a affirmé qu’elle se trouvait en « terrain inconnu », car : (i) d’un côté, il ne semblait pas que les tribunaux canadiens avaient rendu des ODI à l’occasion de procédures contestées lorsque l’économie de taxes était le seul avantage, et (ii) d’un autre côté, dans les circonstances de l’affaire et sous réserve des arguments de la Province de Colombie-Britannique sur l’influence réciproque entre la LFI et la PTTA, il ne semblait pas y avoir de raison particulière de ne pas recourir à une ODI pour préserver la valeur pour les créanciers.22 La Cour de C.-B. a donc approuvé l’ODI, en notant que :
- l’effet de l’ODI était que le titre de propriété n’était pas transféré (et la taxe n’était pas déclenchée), ce qui pouvait « facilement être fait sans être frappé d’une taxe lorsque le bien appartient à une entreprise solvable »;23
- après avoir considéré l’effet de la transaction liée à l’ODI sur les créanciers des débiteurs, aucun créancier ne verrait ses droits compromis ou ses intérêts lésés, car : (i) l’ODI augmenterait le recouvrement des créanciers garantis, et (ii) les créanciers ordinaires étaient déjà hors-jeu;24
- l’ODI préserverait et optimiserait la valeur des actifs à disposition des créanciers et augmenterait le recouvrement pour les créanciers garantis.25
Nous notons que, au moment de la rédaction, la période d’appel pour que la Province de Colombie-Britannique interjette appel de l’ODI dans l’affaire Peakhill n’a pas encore expiré.
V – CONCLUSION
Bien que les ODI constituent un recours important dans la boîte à outils de l’insolvabilité, les tribunaux canadiens ont toujours considéré que, comme ces transactions ne sont pas expressément envisagées dans la LFI ou la LACC, elles doivent être approuvées seulement dans des circonstances exceptionnelles après un examen judiciaire approfondi.26 La jurisprudence récente donne des éclaircissements et des orientations nécessaires sur les circonstances dans lesquelles les tribunaux peuvent être disposés à approuver les ODI, ainsi que sur les critères propres aux ODI dont ils peuvent tenir compte et qu’ils peuvent appliquer lorsqu’on le leur demande. Alors que l’affaire PaySlate montre les pièges auxquels les demandeurs peuvent être confrontés s’ils ne satisfont pas à ces critères de preuve, l’affaire Peakhill suggère qu’il s’agit d’un domaine en évolution rapide du droit de l’insolvabilité et que d’autres développements sont inévitables.
1 En général, une société résiduelle n’a pas d’infrastructure administrative en place pour traiter ces distributions. Par conséquent, dans les procédures au titre de la LACC, les tribunaux rendent des ordonnances qui augmentent les pouvoirs du contrôleur afin qu’il puisse administrer les affaires de la société résiduelle : Michelle Pickett and Linc Rogers, « The Business Side of Reverse Vesting Orders », 2021 ANNREVINSOLV 14 à 8.
2 Peakhill Capital Inc v Southview Gardens Limited Partnership, 2023 BCSC 1476 aux par. 40 à 44 [Peakhill].
3 Voir, par exemple, l’affaire Harte Gold Corp (Re), 2022 ONSC 653 au par. 38 [Harte Gold], dans laquelle la Cour supérieure de justice de l’Ontario a jugé que les ODI sont des « mesures inhabituelles et extraordinaires » et ne sont pas justifiées simplement parce qu’elles sont plus pratiques pour un acquéreur éventuel. Voir aussi l’affaire Peakhill, ibidem au par. 45.
4 En général, les tribunaux ont jugé qu’ils étaient compétents pour approuver les ODI en vertu des articles 11 et 36 de la LACC : Arrangement relatif à Nemaska Lithium inc., 2020 QCCA 1488 au par. 19; Quest University Canada (Re), 2020 BCSC 1883 au par. 11. Bien que la Cour supérieure de l’Ontario se soit récemment demandé si l’article 36 de la LACC conférait aux tribunaux la compétence d’approuver les ODI, elle a finalement refusé de trancher la question, jugeant qu’elle avait manifestement le pouvoir de le faire en vertu de l’article 11 : voir l’affaire Harte Gold au par. 37.
5 Dans l’affaire PaySlate Inc (Re), 2023 BCSC 608 au par. 84 [PaySlate], par exemple, la Cour supérieure de Colombie-Britannique a jugé que, bien que de nombreux arrêts aient envisagé les ODI par le prisme de la LACC, le recours est également prévu dans d’autres procédures d’insolvabilité comme la LFI, et des considérations et des critères semblables s’appliqueront dans le contexte des ODI demandées dans le cadre de procédures au titre de la LFI : voir le par. 84.
6 Vert Infrastructure Ltd (Re), (16 juin 2020), ONSC (rôle commercial), dossier de la Cour no CV-20-00642256-00CL (ordonnance de nomination de séquestre); 2056706 Ontario Inc, Kozo Holdings Inc, Cancor Det Agency Inc and Pure Global Cannabis Inc, PureSinse Inc et al (Re) (7 janvier 2021), ONSC (rôle commercial), dossier de la Cour no CV-20-00638503-00CL (ordonnance d’approbation et d’envoi en possession) et (1er mai 2020) (ordonnance de nomination de séquestre).
7 Harte Gold, supra note 3 au par. 38; PaySlate, supra note 5 au par. 107; CannaPiece Group Inc (Re), 2023 ONSC 841 au par. 58 [CannaPiece]; Peakhill, supra note 2 au par. 76.
8 Harte Gold, ibidem au par. 38.
9 Just Energy Group Inc et al v Morgan Stanley Capital Group Inc et al, 2022 ONSC 6354 aux par. 33 et 34.
10 Harte Gold, supra note 3 au par. 71.
11 Harte Gold, ibidem.
12 Harte Gold, ibidem aux par. 38 et 94.
13 Harte Gold, ibidem aux par. 71 à 73.
14 Voir, par exemple, Pure Gold Mining Inc. (Re), (18 mai 2023), Cour de C.-B., dossier de la Cour no S-228723 (affidavit no 2 de Jonathan Singh) au par. 27.
15 Pure Gold Mining Inc (Re), (29 mai 2023), Cour de C.-B., dossier de la Cour no S-228723 (ordonnance d’approbation et de dévolution).
16 PaySlate, supra note 5 au par. 124.
17 PaySlate, ibidem au par. 142.
18 PaySlate, ibidem au par. 143.
19 PaySlate, ibidem aux par. 96 à 99.
20 PaySlate Inc. (Re), 2023 BCSC 977 au par. 5.
21 Peakhill, supra note 2 aux par. 52 à 55.
22 Peakhill, ibidem au par. 56.
23 Peakhill ibidem aux par. 62 à 66.
24 Peakhill ibidem aux par. 49 à 51. Cette décision peut être comparée à celle rendue dans l’affaire CannaPiece, supra note 7, dans laquelle la Cour de l’Ontario a refusé d’accorder une ODI principalement parce que la mesure réparatoire demandée serait préjudiciable pour le créancier garanti de premier rang (qui s’y est opposé) : voir les par. 65 et 85.
25 Peakhill ibidem aux par. 49 et 81.
26 Harte Gold, supra note 3 au par. 38. Voir aussi l’affaire Peakhill, ibidem aux par. 40 à 44.