Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Printemps/Été 2023 > La propriété intellectuelle en contexte de faillite et d’insolvabilité
La propriété intellectuelle en contexte de faillite et d’insolvabilité
Par Ian McMillan, Paul Blizzard et Leanne Young, Bereskin & Parr S.E.N.C.R.L.
La propriété intellectuelle (PI) joue un rôle de premier plan dans l’économie de l’innovation. Les droits de PI contribuent à stimuler l’innovation en incitant les inventeurs et les créateurs à inventer, à créer et à partager le fruit de leurs labeurs.
À mesure que l’économie de l’innovation se développe, l’importance de la propriété intellectuelle risque de s’accroître. En 2019, 59 % des entreprises canadiennes ont déclaré que la PI avait eu une certaine incidence sur leur rendement, notamment en matière d’augmentation des revenus ou de renforcement des perspectives commerciales à long terme1. Les actifs de PI occupent une place plus en plus importante dans la valeur globale de nombreuses entreprises canadiennes. Par conséquent, la gestion efficace des actifs de PI sera essentielle dans de nombreuses situations de faillite et d’insolvabilité.
Nous allons présenter dans cet article les enjeux de propriété intellectuelle qui peuvent survenir dans un contexte de faillite et d’insolvabilité.
Pour illustrer certaines situations, nous prendrons l’exemple fictif d’un concédant, l’entreprise A, et d’un licencié, l’entreprise B. Supposons que l’entreprise A est une entreprise canadienne qui créé des gadgets, c.-à-d. un produit à vendre. Le portefeuille de PI de l’entreprise A comporte un brevet américain pour le gadget X et une méthode de fabrication du gadget X. L’entreprise A détient un contrat de licence valide avec l’entreprise B, qui est basée aux États-Unis, ce qui permet à l’entreprise B de fabriquer, d’utiliser et de vendre le gadget X en échange de paiements de redevances continus à l’entreprise A.
LES INTÉRÊTS DES ENTREPRISES EN JEU
Les licences de PI jouent un rôle important dans l’économie de l’innovation, car elles stimulent la concurrence sur le marché tout en protégeant les droits des titulaires de PI. Pour fabriquer, vendre ou commercialiser leurs biens ou leurs services, bon nombre d’entreprises utilisent des licences de PI. Les syndics autorisés en insolvabilité (SAI) qui gèrent des actifs de PI doivent comprendre les intérêts qui sont en jeu entre les parties à une licence de PI.
Les licences de PI sont aussi importantes pour les concédants que pour les licenciés. Les concédants peuvent notamment générer des revenus grâce aux paiements de redevances prévus dans le cadre de contrats de licence et pénétrer plus aisément de nouveaux marchés. Par exemple, étant basée au Canada, l’entreprise A peut ne pas avoir les ressources nécessaires pour construire et entretenir une usine aux États-Unis dans le but de fabriquer ses gadgets, ou peut-être qu’elle n’a pas une assez grande présence sur le marché américain pour les vendre. Cependant, en offrant à l’entreprise B une licence pour fabriquer, utiliser et vendre le gadget X, l’entreprise A peut plus aisément – sur le plan du temps, des ressources et des risques – entrer sur le marché américain.
Certains contrats de licence peuvent exiger du licencié qu’il cède ou autorise au concédant toute amélioration apportée à la technologie sous licence. Cela peut permettre aux concédants de développer leur technologie sous licence et d’étendre leurs droits de PI sans déployer de ressources supplémentaires.
Les contrats de licence peuvent aussi être d’une importance capitale pour les licenciés. Les licences permettent aux licenciés d’utiliser la PI en toute légalité, sans crainte de poursuite de la part du concédant. Dans le cas des brevets, le droit de PI accordé au breveté est perçu comme un monopole à durée limitée. Les recours en cas de contrefaçon de brevet comprennent notamment les dommages-intérêts, l’état comptable des profits et des recours équitables comme l’injonction, la saisie-contrefaçon ou la destruction des contrefaçons. Les licences de PI peuvent, en pratique, être requises pour intervenir dans certains secteurs. Elles permettent aux licenciés de « tâter le terrain » avec une nouvelle technologie avant d’y investir massivement ou d’en devenir fortement dépendants.
La gestion des licences de PI en contexte d’insolvabilité peut avoir une incidence considérable sur les parties concernées. Par exemple, l’entreprise B voudra s’assurer qu’elle pourra continuer à fabriquer, utiliser et vendre le gadget X conformément à la licence si l’entreprise A devient insolvable. Les activités de l’entreprise B dépendent en grande partie du gadget X. Si elle perd ses droits en vertu du contrat de licence à la suite des procédures d’insolvabilité de l’entreprise A, ses activités seront fortement touchées.
Un tel risque pour les licenciés – c.-à-d. perdre leurs droits au titre d’un contrat de licence en raison de l’insolvabilité du concédant – pourrait avoir un effet paralysant sur la délivrance de licences de PI2.
LES CONTRAINTES IMPOSÉES AUX SAI EN VERTU DE LA LFI ET DE LA LACC
Les modifications apportées à la LFI et à la LACC en 2019 limitent les moyens par lesquels les SAI peuvent gérer les questions de propriété intellectuelle. En 2009, les modifications apportées à la LFI et à la LACC autorisaient expressément les débiteurs à résilier des contrats dans les propositions commerciales de la LFI ou dans les propositions de restructuration de la LACC, tout en ajoutant des protections pour les titulaires de licences de PI d’un concédant débiteur. Ces protections indiquaient que le licencié pouvait toujours utiliser la PI couverte par la licence tant qu’il continuait à remplir ses obligations en vertu de la licence. Cependant, elles ne protégeaient pas les licenciés dans toutes les situations d’insolvabilité.
Les modifications de 2019 ont comblé certaines de ces lacunes, notamment en étendant la protection des licenciés à d’autres opérations, comme la disposition des actifs d’un débiteur effectuée par un tribunal ou un syndic de faillite. Supposons que l’entreprise A déclare faillite et que son SAI vende l’ensemble de du portefeuille de PI à l’entreprise C, un concurrent canadien. L’entreprise B conserverait son droit d’utilisation du gadget X pour la durée du contrat de licence, pourvu qu’elle continue de remplir ses obligations en vertu de ce dernier. Selon l’article 246.1 de la LFI, cette protection élargie accordée au licencié s’applique aussi à la disposition de la PI sous licence par un séquestre ou à la résiliation d’une licence de PI par un séquestre durant une mise sous séquestre.
Pour certains types de licences, comme les licences exclusives et uniques, les textes législatifs de la LFI et de la LACC ont pour effet concret d’empêcher les SAI de résilier une licence de PI pour établir un contrat plus lucratif et ainsi augmenter la valeur du débiteur.
Les incertitudes entourant la loi peuvent aussi avoir une incidence sur la manière dont les SAI traitent les questions de PI. Par exemple, le terme « propriété intellectuelle » est utilisé dans la LFI et la LACC, mais aucune définition n’est offerte. Les types précis de PI qui sont couverts demeurent donc flous. De plus, il n’est pas clairement établi si la « propriété intellectuelle » englobe les secrets commerciaux, qui peuvent être considérés comme non protégés par les lois canadiennes. Les SAI doivent cerner les types de droits de PI couverts par le contrat de licence ou détenus par le débiteur et vérifier ce qui s’applique à eux dans la LFI et la LACC.
Selon la loi, le licencié peut « utiliser » le droit de propriété intellectuelle sous licence, mais la portée de cette utilisation est incertaine. Les licences de PI accordent souvent des droits plus vastes qu’une simple utilisation, notamment le droit de fabriquer, de vendre, d’importer et d’exporter. Elles peuvent en outre faire partie d’une entente contractuelle plus large qui comporte des droits accessoires, comme le soutien technique du concédant, la communication des améliorations apportées ou le maintien de la PI. Si la portée du terme « utiliser » dans la LFI et la LACC se rapporte uniquement à une simple utilisation, les SAI pourraient être en mesure de résilier les droits plus vastes et les droits accessoires des licences de PI sans que le licencié conserve ces droits.
Il n’est pas non plus précisé ce qui est exigé d’une partie pour qu’elle « respecte ses obligations contractuelles à l’égard de l’utilisation de ce droit ». Par exemple, si une licence de PI fait partie d’une entente contractuelle plus vaste prévoyant un paiement de redevance qui ne concerne pas seulement la licence de PI, il peut être difficile de savoir ce que le licencié doit faire pour remplir ses obligations3. Les SAI pourraient avoir à vérifier si les actions (ou l’absence d’actions) d’un licencié indiquent un manquement à ses obligations.
LICENCES DE PI TRANSFRONTALIÈRES
Lorsque les SAI font face à des licences de PI transfrontalières en contexte d’insolvabilité, ils doivent être conscients des incidences transfrontalières. Supposons que le SAI de l’entreprise A souhaite résilier la licence de PI convenue avec l’entreprise B, comme le permet la LFI. Une ordonnance canadienne confirmerait donc la résiliation de la licence. Ensuite, étant donné que le brevet protégeant le gadget X est un brevet américain et que l’entreprise B est basée aux États-Unis, le SAI de l’entreprise A devra tenir compte des incidences transfrontalières.
Pour faire appliquer l’ordonnance de l’entreprise A approuvant la résiliation de la licence aux États-Unis, le SAI de l’entreprise A devrait probablement s’assurer que l’entreprise B, à titre de licencié de l’actif de PI américain couvert par le contrat de licence, est traitée conformément au Bankruptcy Code des États-Unis4.
Même si le SAI de l’entreprise A respecte les exigences légales canadiennes pour résilier le contrat de licence convenu avec l’entreprise B, pour exécuter la décision aux États-Unis, il devra s’assurer que l’entreprise B peut soit considérer la licence comme résiliée, soit conserver ses droits en vertu de la licence pour continuer à utiliser la PI jusqu’à la fin du contrat, comme l’exige l’article 365(n) du Bankruptcy Code des États-Unis.
Des exigences semblables peuvent se présenter dans les contrats de licence transfrontaliers comportant des actifs de PI protégés dans des territoires étrangers. Par conséquent, les SAI doivent connaître la nature transfrontalière des licences de PI internationales pour s’assurer que toutes les exigences du pays étranger sont respectées.
PORTEFEUILLES DE PI EN SUSPENS DES CESSIONNAIRES INSOLVABLES
Supposons que le portefeuille de PI de l’entreprise A comporte aussi une demande de brevet déposée auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) pour le gadget Y. Qu’arrive-t-il à la demande de brevet en suspens une fois que l’entreprise A devient insolvable?
Le traitement d’un brevet correspond au processus d’obtention d’un brevet à la suite du dépôt d’une demande de brevet. Ce processus peut être coûteux et incertain en fonction de l’antériorité dans le secteur concerné et de l’examinateur de brevets assigné à la demande. Il faut parfois faire un choix : continuer le processus, ce qui pourrait accroître la valeur des actifs de PI du débiteur, ou abandonner la demande en raison du coût élevé associé au traitement du brevet.
Plusieurs facteurs entrent en jeu pour déterminer si les demandes de brevet en suspens doivent être abandonnées ou non. En voici quelques-uns : la valeur attendue du brevet s’il est accordé; la probabilité que le brevet soit accordé; les coûts prévus pour continuer le processus de traitement du brevet; la durée de vie prévue de la technologie (p. ex., si elle est susceptible de garder sa valeur dans les 15 à 20 prochaines années ou de devenir obsolète dans les 5 prochaines années); la pertinence de la demande de brevet pour la licenciation; le degré de développement de la technologie (p. ex., si elle serait prête pour la mise en marché).
Présumons maintenant que la demande de brevet en suspens de l’entreprise A a été déposée auprès de l’OPIC de façon conjointe, avec l’entreprise J (une entreprise canadienne en coentreprise avec l’entreprise A). Une fois que l’entreprise A devient insolvable, à qui revient la responsabilité de continuer (ou d’abandonner) le processus de traitement du brevet?
Tout comme l’exemple précédent, dans le cas d’une coentreprise, le SAI de l’entreprise A doit déterminer s’il faut céder la quote-part dans la demande de brevet ou s’il serait plus avantageux de continuer le processus. Si le SAI décide de continuer, il est possible que l’entente de coentreprise détermine la responsabilité de chaque partie.
MAINTIEN DES ACTIFS DE PI
Certains actifs de PI comportent des exigences de maintien en état qui doivent être respectées pour conserver les droits de PI. Par exemple, les brevets et les demandes de brevet canadiens, ainsi que les brevets américains, exigent le paiement d’une taxe de maintien en état. Si cette dernière n’est pas payée en temps voulu, les droits attachés au brevet deviennent invalides.
Les bureaux de brevets émettent habituellement des objections à l’encontre des demandes de brevet en suspens. Pour continuer le processus de traitement, il faut envoyer une réponse au bureau de brevets correspondant dans les délais impartis. Si la réponse n’est pas déposée en temps opportun (généralement dans les 3 à 6 mois suivant l’objection), les droits attachés au brevet deviennent invalides.
Autre exemple : les marques de commerce adoptent une approche de type « à prendre ou à laisser ». Les SAI doivent vérifier si les actifs canadiens de marque de commerce dont il est question ont été utilisés au Canada dans les trois dernières années. Si ce n’est pas le cas, la marque risque d’être radiée.
Les SAI doivent donc connaître les exigences liées au maintien des actifs de PI. Les actifs de PI d’un débiteur peuvent perdre une grande partie ou la totalité de leur valeur s’ils ne sont pas correctement maintenus en état.
PRIORITÉ DES CESSIONS ET DES TRANSFERTS DE PI DURANT LES PROCÉDURES D’INSOLVABILITÉ
Les droits liés aux marques de commerce, aux droits d’auteur et aux brevets peuvent être cédés ou transférés en vertu des lois canadiennes respectives. La Loi sur le droit d’auteur et la Loi sur les brevets comportent des règles de priorité de transfert. Supposons que le portefeuille de PI de l’entreprise A, en plus des droits de brevet mentionnés ci-dessus, contient également un droit d’auteur enregistré au Canada pour le guide d’utilisation du gadget X. Supposons que l’entreprise A cède l’ensemble de son portefeuille de PI à l’entreprise B (plutôt que de lui octroyer une licence). L’entreprise A déclare faillite et le SAI vend l’ensemble de son portefeuille de PI à l’entreprise C dans le cadre des procédures de faillite. Le SAI de l’entreprise A doit savoir quelle cession est prioritaire pour chaque droit de PI.
Les cessions de droits d’auteur peuvent être enregistrées en vertu de la Loi sur le droit d’auteur. Tout acte de cession d’un droit d’auteur doit être déclaré nul à l’encontre de tout cessionnaire du droit d’auteur qui le devient subséquemment à titre onéreux sans connaissance de l’acte de cession, à moins que celui-ci n’ait été enregistré de la manière prévue par la Loi sur le droit d’auteur avant l’enregistrement de l’instrument sur lequel la réclamation est fondée. Les cessions enregistrées ont préséance sur les cessions non enregistrées et sont prioritaires dans l’ordre d’enregistrement5. Entre cessions non enregistrées, la règle laisse supposer que la cession ultérieure a préséance si elle est prise à titre onéreux sans connaissance de l’acte de cession ultérieur6.
Par conséquent, l’intérêt de l’entreprise B envers le droit d’auteur a priorité sur celui de l’entreprise C si elle enregistre sa cession avant l’entreprise C. Si l’entreprise B n’enregistre pas sa cession, l’intérêt de l’entreprise C aura la priorité s’il est pris à titre onéreux sans connaissance de l’acte de cession de l’entreprise B.
Une décision judiciaire laisse toutefois supposer que la Loi sur le droit d’auteur n’établit pas réellement cet ordre de priorité et que l’enregistrement du premier cessionnaire peut être assujetti aux lois provinciales en matière de droits civils et de propriété7. Dans les provinces sous le régime de la common law, le principe nemo dat quod non habet (c.-à.-d on ne peut donner ce que l’on n’a pas) s’appliquerait, de sorte que l’intérêt de l’entreprise B aurait préséance, qu’elle enregistre sa cession ou non. Cette décision judiciaire a toutefois été critiquée8, et aucun tribunal ne l’a suivie ou reconsidérée face à cette question de droit.
Le transfert d’un brevet ou d’une demande de brevet qui n’a pas été inscrit en vertu de la Loi sur les brevets est nul à l’égard d’un cessionnaire subséquent si le transfert du brevet à celui-ci a été inscrit. Ainsi, l’intérêt de l’entreprise B dans le brevet et la demande de brevet devrait prévaloir sur celui de l’entreprise C si l’entreprise B enregistre le transfert. Si l’entreprise B n’enregistre pas son transfert et que l’entreprise C enregistre le sien, l’intérêt de l’entreprise C dans le brevet et la demande de brevet devrait prévaloir.
POINTS À RETENIR
Les actifs et les licences de PI jouent un rôle clé dans les activités commerciales des entreprises et la croissance économique. Par conséquent, la PI peut occuper une place importante dans bon nombre de procédures d’insolvabilité. Les SAI doivent connaître les problèmes qui peuvent survenir lorsqu’ils traitent un dossier d’insolvabilité mettant en jeu la propriété intellectuelle.
1 « Tableau 33-10-0271-06 Contribution de la propriété intellectuelle au rendement des entreprises » (publié le 25 mars 2021), en ligne : Statistique Canada <https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=3310027106&pickMembers%5B0%5D=3.101&request_locale=fr>.
2 Anthony Duggan et Norman Siebrasse, « The Protection of Intellectual Property Licenses in Insolvency: Lessons from the Nortel Case » (2015) 4:1 Penn St JL & Intl Aff 489.
3 Alan Macek, « Intellectual Property Licenses in Bankruptcy Scenarios », Slaw (17 juillet 2019), en ligne <http://www.slaw.ca/2019/07/17/intellectual-property-licenses-in-bankruptcy-scenarios/>.
4 Jaffe v Samsung Electronics Co, 737 F3d 14 (4th Cir 2013).
5 Duggan et Siebrasse, supra note 2 citant David Vaver, Copyright Law 248 (2000).
6 Ibidem
7 Poolman v Eiffel Productions SA (1991), 35 CPR 3d 384 at para 24.
8 Duggan and Siebrasse, supra note 2.