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Populisme et politique dans les lois sur l’insolvabilité : une solution à la recherche d’un problème
par Stephanie Wanke, rédactrice juridique spécialisée, Thomson Reuters – Practical Law Canada, Insolvency and Restructuring
Les faillites sont des tornades financières qui portent préjudice non seulement au débiteur, mais aussi aux employés, aux clients, aux fournisseurs, aux prêteurs, aux investisseurs, aux actionnaires et, souvent, à l’ensemble de la collectivité. Les régimes d’insolvabilité du Canada ont été conçus pour atténuer ce préjudice collectif en facilitant la restructuration lorsque cela est possible, en maximisant la valeur et en prévoyant une répartition équitable et ordonnée des actifs. Toutefois, atténuer ne signifie pas éliminer, et les faillites causent indéniablement un préjudice à des parties prenantes innocentes.
Un projet de loi d’initiative parlementaire a récemment été adopté et deux autres projets de loi d’intérêt privé ont été déposés dans le but de protéger certaines parties prenantes (les retraités, les étudiants et employés de l’enseignement supérieur et les producteurs de fruits et légumes) des dommages collatéraux causés par les procédures d’insolvabilité.
La modification des lois sur l’insolvabilité de façon fragmentaire par des projets de loi d’intérêt privé est une tendance regrettable.
Virginia Torrie, titulaire de la chaire Estey en droit des affaires à l’Université de la Saskatchewan, note que cette tendance met en évidence « une absence marquée de leadership parlementaire quant à la réforme de la législation sur la faillite », ce qui n’est « rien de nouveau » puisque, « le Parlement s’est révélé être, depuis la Confédération, un législateur réticent en ce qui concerne la réforme de la législation sur la faillite ».
Le dernier examen prévu par la loi des deux principales lois canadiennes sur l’insolvabilité, la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») et la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »), a eu lieu en 2014, cinq ans après l’entrée en vigueur de modifications importantes en 2009. Bien que l’examen ait eu lieu et que certaines modifications autonomes aient été apportées à la LFI et à la LACC depuis 2014, aucune réforme globale n’a eu lieu et aucune nouvelle date d’examen n’a été insérée dans la LFI ou la LACC.
La Loi sur la protection des pensions
La Loi sur la protection des pensions, L.C. 2023, c. 6 (« LPP »), qui était à l’origine un projet de loi d’initiative parlementaire, est entrée en vigueur le 27 avril 2023. La LPP a considérablement élargi les priorités existantes en matière de pensions et a créé de nouvelles super-priorités pour les paiements spéciaux en souffrance, le passif non capitalisé et les déficits de solvabilité des régimes de retraite à prestations déterminées réglementés dans le cadre de procédures de proposition, de faillites, de mises sous séquestre et de restructurations en vertu de la LACC.
Le projet de loi S‑215 : Établissements d’enseignement postsecondaire
Le projet de loi S‑215, la Loi sur la protection des établissements d’enseignement postsecondaire contre la faillite (le « projet de loi sur les EEP »"), exclurait les établissements d’enseignement postsecondaire qui reçoivent des fonds publics (les « EEP ») de l’accès à la LFI ou à la LACC en tant que débiteurs. En outre, le gouvernement doit désigner un ministre chargé d’élaborer une proposition, en consultation avec les provinces et les parties prenantes, afin de réduire la probabilité d’insolvabilité des établissements d’enseignement postsecondaire, de protéger les étudiants et les employés et de soutenir les collectivités touchées.
Le projet de loi sur les EEP a été adopté en deuxième lecture par le Sénat le 17 mai 2022 et est actuellement à l’étude en comité.
Le projet de loi C‑280 : Fruits et légumes périssables
Le projet de loi C‑280, la Loi sur la protection financière pour les producteurs de fruits et légumes frais (le « projet de loi sur les fruits et légumes »), prévoit que les fruits et légumes périssables et le produit de leur vente sont réputés être détenus en fiducie pour le compte du fournisseur, à condition que ce dernier ait indiqué dans sa facture les conditions de paiement prescrites ou ait donné un autre avis, que les modalités de paiement soient égales ou inférieures à 30 jours et que l’acheteur, le fiduciaire ou le séquestre n’ait pas réglé la totalité du solde à la date d’échéance.
Le projet de loi sur les fruits et légumes a été adopté en deuxième lecture à la Chambre des communes le 17 mai 2023 et est actuellement à l’étude en comité à la Chambre des communes.
Écueils
Si chaque projet de loi présente des avantages et des inconvénients qui lui sont propres, des enjeux communs se dégagent :
Un système déséquilibré. Chacun de ces projets de loi a été rédigé du point de vue d’une seule partie prenante ou d’une seule question, sans tenir compte du fait que le droit de l’insolvabilité est un système intégré dont la tâche fondamentale est de concilier divers intérêts suivant des principes. Comme le fait remarquer Jean-Daniel Breton, CPA, FPAIR, SAI, vice-président principal chez Ernst & Young Inc. et président sortant de l’Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation, « la distribution du produit de la liquidation dans un contexte d’insolvabilité est un jeu à somme nulle, et si un groupe de créanciers se voit accorder un statut prioritaire, c’est nécessairement au détriment d’un autre groupe de créanciers ». M. Breton met en garde contre le fait que la modification des lois sur l’insolvabilité au moyen de modifications portant sur une seule question peut conduire à des projets de loi imparfaits en raison de « la tendance naturelle à se concentrer sur les objectifs de la modification, sans tenir compte des objectifs plus globaux de la législation ».
Le projet de loi sur les fruits et légumes, par exemple, enfreint de façon assez flagrante le principe pari passu en favorisant une catégorie particulière de fournisseurs aux dépens de l’ensemble des créanciers, et ce sans fondement de principe. Un producteur multinational de fruits mérite‑t‑il plus de protection qu’un petit fournisseur local de produits de boulangerie? Comme le souligne Denis Ferland, associé chez Davies Ward Phillips & Vineberg et président de l’Institut d’insolvabilité du Canada, parlant à titre personnel, les insolvabilités « ne peuvent être régies par des exceptions ».
Des « solutions » inefficaces. En dépit de bonnes intentions, on peut se demander si l’une ou l’autre de ces lois permettra de résoudre efficacement les problèmes présumés. Si les dispositions relatives à l’insolvabilité sont le mordant de ces projets de loi, il demeure que, lorsqu’une entité devient insolvable, il n’y a aucune garantie de valeur à distribuer aux créanciers, quelle que soit leur priorité.
Comme l’a souligné l’ACPIR dans son mémoire de décembre 2022 au Sénat concernant le projet de loi C‑228, les avantages de la LPP pour les retraités peuvent être illusoires étant donné la valeur limitée des actifs d’un débiteur en cas de liquidation. La réaction des prêteurs à la LPP pourrait également se traduire par une contraction du crédit pour les entreprises disposant de régimes de retraite à prestations définies, ce qui pourrait, de manière perverse, déclencher des faillites. M. Breton met en garde contre le fait que la LPP pourrait inciter les employeurs à convertir les régimes à prestations définies en régimes à cotisations définies, au détriment des employés que la LPP est censée protéger.
Non seulement le projet de loi sur les EEP ne résout pas l’insolvabilité des EEP, mais il en crée de nouveaux. Tout comme le souligne Emmanuel Phaneuf, PAIR, SAI et associé chez Raymond Chabot Grant Thornton, qui a témoigné devant le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie, il n’est tout simplement pas possible d’exclure les EEP du régime d’insolvabilité existant sans prévoir un régime de remplacement. L’ACPIR, dans son mémoire adressé au gouvernement lors des consultations qui ont suivi l’introduction du projet de loi sur les EEP, note également que les autres solutions au régime d’insolvabilité pour les EEP sont soit indésirables, comme une course des créanciers à l’exécution, soit inapplicables, comme un palier de gouvernement soutenant l’ensemble de la dette des EEP.
Conséquences systémiques. Un régime d’insolvabilité efficace donne la priorité à la restructuration sur la liquidation, maximise la valeur des actifs pour toutes les parties prenantes et est équitable, ordonné, efficace et prévisible. Chacun de ces projets de loi risque d’accroître la complexité et le coût des emprunts, de l’exploitation d’une entreprise et de l’administration d’une procédure d’insolvabilité, tout en réduisant les perspectives de réussite des restructurations pour certains secteurs d’activité.
M. Ferland souligne que la LPP rend difficile la restructuration réussie de tout débiteur en difficulté disposant d’un régime de retraite à prestations définies, contribuant ainsi à privilégier la liquidation plutôt que la restructuration, ce qui nuit aux employés dans le processus. M. Ferland précise que le montant du déficit de solvabilité prioritaire ne peut être connu à l’avance et continue de fluctuer en fonction de la valeur sous-jacente des actifs du régime, qui subit les variations du marché. Sans un montant prioritaire cristallisé, il est difficile d’accéder à un financement provisoire ou de trouver un acheteur pour l’entreprise.
Chaque nouvelle priorité créée dans le droit de l’insolvabilité se répercute sur la diligence raisonnable future des prêteurs, sur le coût et la disponibilité des capitaux et sur les obligations d’information permanentes des emprunteurs. L’incertitude liée à l’interprétation de la nouvelle législation est source de litiges et les priorités supplémentaires augmentent le coût de la gestion de l’insolvabilité.
Mauvaise rédaction. Les projets de loi d’intérêt privé ne bénéficient pas du même soutien en matière de rédaction, ni du même temps de débat, ni du même apport préalable d’experts. La consultation des parties prenantes est souvent précipitée ou limitée et a lieu après que le texte initial du projet de loi a été proposé. Il en résulte des problèmes de rédaction apparents pour ces projets de loi.
Les ambiguïtés du projet de loi sur les EEP, par exemple, ont été au centre de la plupart des débats en comité sur ce projet de loi, et non la question plus large du traitement des EEP en cas d’insolvabilité.
Le projet de loi sur les fruits et légumes présente un certain nombre de défauts mécaniques, notamment une définition incertaine des fruits et légumes périssables, l’absence de dispositions transitoires et, surtout, le recours confus et inhabituel à une fiducie réputée. Par exemple, le projet de loi prévoit que les lois d’application générale relatives aux fiducies et aux fiduciaires en vigueur dans la province concernée s’appliquent et prévalent sur la fiducie réputée. L’effet de cette disposition n’est pas clair, en particulier au Québec qui a des exigences strictes en matière de fiducie. En outre, la fiducie réputée recoupe maladroitement les priorités existantes, ce qui ne manquera pas de donner lieu à des litiges.
Une meilleure voie pour l’avenir
Le droit de l’insolvabilité est d’une importance cruciale. Il est trop important pour être soumis à des modifications politisées et fragmentaires, aussi bien intentionnées soient-elles.
Avec chaque nouveau projet de loi d’intérêt privé, l’activité législative en matière d’insolvabilité s’est déplacée en conséquence, sans qu’une analyse impartiale permette de déterminer s’il s’agissait ou non des domaines les plus urgents à réformer. M. Torrie souligne que « l’équilibre des intérêts » est essentiel en matière d’insolvabilité. Il est important de prendre en compte, d’équilibrer et de hiérarchiser les intérêts de l’ensemble des parties prenantes avant de rédiger des propositions d’amendement, au lieu de les laisser à une consultation précipitée après la rédaction du texte législatif, au service des préoccupations d’un seul groupe d’intérêt.
La réforme législative devrait être menée de manière globale, en vue d’équilibrer les intérêts et de créer un régime d’insolvabilité équitable et efficace.
Malgré les inconvénients mentionnés ci-dessus, M. Torrie note qu’en l’absence d’une réforme menée par le gouvernement, ces projets de loi ont joué un rôle important en stimulant le débat. Le projet de loi sur les EEP, par exemple, conduit le gouvernement fédéral à consulter les provinces et à réfléchir à ce que pourrait être un autre régime d’insolvabilité pour les EEP, ce que M. Torrie considère comme un point positif. De même, MM. Phaneuf et Ferland estiment que le droit de l’insolvabilité peut évoluer par l’intermédiaire des tribunaux, et pas seulement du législateur. M. Ferland souligne que la souplesse inhérente à la LACC a été utilisée pour prononcer des ordonnances discrétionnaires sur le financement provisoire et l’acquisition, qui, après avoir été mises à l’épreuve dans la pratique, ont ensuite été codifiées dans des modifications législatives. M. Phaneuf explique que, lorsqu’il a été confronté à la Loi sur les liquidations et les restructurations dans le cadre de la liquidation de la compagnie d’assurance Union of Canada Life, le tribunal, pour des raisons pratiques, s’est montré disposé à incorporer les pratiques modernes de la LACC dans cette procédure.
Avertissement : Les points de vue et les opinions exprimés dans cet article sont ceux de l’auteure et, le cas échéant, des personnes interrogées, et ne reflètent pas nécessairement la politique ou la position d’une autre agence, d’une autre organisation, d’un autre employeur ou d’une autre société. L’auteure remercie MM. Torrie, Breton, Ferland et Phaneuf d’avoir pris le temps de parler avec elle. Toute erreur ou lacune dans cet article demeure la responsabilité de l’auteure.