Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Automne/Hiver 2022 > Croissance de l’entreprise, insolvabilité commerciale et compétence en gestion
Croissance de l’entreprise, insolvabilité commerciale et compétence en gestion
Par Dr. Benoit Mario Papillon, Professor, Dept. of Finance and Economics, Business School, University of Quebec
CROISSANCE ET INSOLVABILITÉ : UNE ASSOCIATION SURPRENANTE
Comme le rappelle le dicton populaire, « pour vivre il faut vendre ». Dans de nombreux secteurs d’activités, c’est un défi permanent. Le premier test de réussite d’une entreprise qui démarre est de trouver preneur pour son produit. Et pour l’entreprise existante, confrontée à des concurrents pouvant satisfaire sa clientèle, le dicton rappelle une condition incontournable de sa survie. Ceci explique la signification accordée à la croissance des ventes comme indicateur de son succès et de la qualité de sa gestion. La perception que la concurrence s’est intensifiée avec la mondialisation renforce cette interprétation.
Avec la réduction de long terme des tarifs douaniers et des coûts de communication et de transport, les barrières aux échanges se sont abaissées. La relation d’une entreprise avec sa clientèle est moins protégée et faire croître cette clientèle est un défi d’autant plus grand. Un autre élément concerne le démarrage d’entreprises. L’entrepreneuriat et les politiques de soutien pour se lancer en affaires stimulent la création d’entreprises. Les entreprises existantes y verront une nouvelle source de concurrence bien que, comme pour la mondialisation, ça peut se traduire en nouvelles opportunités.
Une facette du défi de réussir a trait aux circonstances entourant la création de valeur. Il y a une diversité croissante de produits facilitant la substitution. Notre valise n’est peut-être plus de taille suffisante pour des longs voyages à venir. On peut substituer à une nouvelle valise des vêtements plus légers, plus compacts et plus versatiles; ainsi le producteur de valises est en concurrence, indirectement, avec le producteur de vêtements high-tech. Chaque entreprise a un panier spécifique de ressources; la diversité croissante de produits implique que son ensemble de lieux et caractéristiques de produits permettant de créer de la valeur est moins étendu. Cela implique, par exemple, que les réorganisations de grandes entreprises opérant dans plusieurs secteurs, citons le cas de GE, viseront à réduire leur domaine d’activités.
Compte tenu du défi de vendre pour réussir en affaires, la croissance serait très révélatrice d’une saine gestion. Pourtant, de nombreuses entreprises en procédure d’insolvabilité ont connu dans leur passé récent une croissance notable. Ceci est paradoxal. Résoudre ce paradoxe permet d’avoir une lecture plus juste des causes d’insolvabilité. Un bon diagnostic est aussi essentiel pour le professionnel de l’insolvabilité que pour le médecin, afin de faire un choix éclairé de traitement.
ERREUR DE PRÉDICTION ET DIFFICULTÉS FINANCIÈRES
Les entreprises sont une catégorie d’organisations parmi d’autres, par exemple les clubs sociaux. L’entreprise fabrique ou rend disponible des biens et services répondant aux besoins d’une clientèle. Ses revenus sont une indication de la valeur des besoins qu’elle satisfait et les coûts lui indiquent si ces revenus permettent d’être financièrement viable. Les revenus et les coûts sont mesurés à partir de l’information comptable. La comptabilité est le langage de la gestion, même si en amont de la prise de décision, une saine gestion prend en considération des éléments plus difficilement mesurables : la motivation d’un employé, la fiabilité d’un fournisseur, la patience d’un prêteur, les attentes du client, …
Le choix des mesures pour croître se fait en prédisant l’effet sur les revenus et les coûts. À cause de sa simplicité, le concept du point mort est un outil populaire de prédiction. Avec l’information comptable pour des périodes récentes, on calcule un coût variable moyen et un prix de vente moyen. En ajoutant les coûts fixes et en multipliant par le nombre d’unités, indiqué sur l’axe horizontal d’un graphique, on représente l’évolution du coût total et du revenu par deux droites. Celle pour le revenu partant de l’origine du graphique croise éventuellement la droite « coût total », identifiant ainsi le nombre d’unités à partir duquel l’entreprise atteint le seuil de rentabilité. Mais la réalité est complexe et cette prédiction est porteuse d’erreurs.
Certains prix sont déterminés par réglementation ou par une agence comme le Chicago Board of Trade. La droite ci-haut est alors adéquate pour prédire les revenus. Mais de façon générale, le prix du produit est une importante variable de décision. Compte tenu du comportement des acheteurs, les revenus évoluent suivant une courbe en U inversée, qui atteint un maximum pour un certain volume de vente et qui ensuite décroît. Une cause fréquente d’insolvabilité est d’opérer au-delà de ce maximum. L’entreprise est doublement perdante avec un revenu inférieur à ce qu’il peut être et des coûts totaux plus élevés du fait qu’elle vend et produit une quantité excessive. Et tout cela à son insu. Concrètement, et par rapport au prix moyen du calcul du point mort, elle devra bien souvent accorder des rabais pour réaliser son objectif de croissance. D’autres dépenses s’ajouteront, par exemple au niveau de la force de vente, de la publicité, de la logistique, … Et si la production devance les ventes, des inventaires s’accumuleront; l’entreprise sera alors incitée à faciliter ses conditions de crédit, et le recouvrement des comptes clients en souffrira.
Pour la prédiction des coûts, le coût variable moyen constant utilisée ci-haut suppose que les intrants variables ont un rendement constant, c’est-à-dire que l’ajout, par exemple, de 100 heures de travail engendre toujours la même quantité de produits. C’est le cas d’une production artisanale, typique des économies d’avant la révolution industrielle, au 19ième siècle. Et c’est encore valable dans quelques secteurs comme celui des salons de coiffure où chaque coiffeur ou coiffeuse opère de façon autonome, à la manière d’un artisan. Mais de façon générale, il y a interaction entre les intrants variables et les intrants fixes. Au départ, la hausse de production permet plus de spécialisation des tâches, augmentant ainsi la productivité, mais éventuellement elle a un effet négatif à cause d’encombrement physique et de surcharge cognitive au plan de la gestion. En d’autres termes, les rendements marginaux décroissants caractérisent la technologie contemporaine. La productivité étant déterminante du coût variable moyen, ce dernier n’est donc pas constant.
L’erreur fréquente de l’entreprise insolvable évoquée précédemment sera alors d’autant plus fatale pour sa rentabilité que non seulement elle produit à l’excès, mais elle le fait à un coût total supérieur à sa prédiction. En outre, elle n’identifiera pas la cause principale de ses pertes. La direction cherchera alors à droite et à gauche, par exemple dans la motivation des employés, une explication et prendra d’autres décisions qui augmentent les pertes et réduisent davantage la valeur des actifs. La compétence du professionnel de l’insolvabilité dans son diagnostic rapide et précis de la situation peut sauver l’entreprise d’une liquidation et lui permettre de retrouver sa rentabilité.
L’entreprise en croissance sera éventuellement confrontée à une surutilisation de ses installations. Elle dira qu’elle opère à 110% et qu’il faut, par conséquent, augmenter sa capacité de production. Encore là la décision, en l’occurrence un investissement, est basée sur une prédiction de résultats. Et encore là, une analyse se limitant aux données historiques ignorera un autre aspect important de la technologie : les économies d’échelle. La décision sera alors biaisée en faveur de l’ajout d’une ligne de production plutôt qu’une nouvelle usine car l’analyse ne mettra pas en balance, d’une part les coûts de transition de l’ajout d’une ligne de production et, d’autre part, les bénéfices, dont des coûts de production plus faibles, d’une nouvelle usine. Pour peu que la concurrence s’intensifie, cette décision compromettra la rentabilité.
DES DONNÉES HISTORIQUES AUX DONNÉES ANALYTIQUES
Au plan de la gestion, la spécialisation et le commerce international ont multiplié les tâches de coordination et de contrôle. Les innovations technologiques, mais également les concepts comptables, sont en partie fondateurs de l’ordre économique contemporain car il serait difficile d’imaginer accomplir ces tâches sans l’information comptable. Par ailleurs, les données historiques de l’information comptable, même accompagnées de statistiques diverses, ne suffisent pas toujours pour gérer de façon clairvoyante. Pour tenir compte de l’effet de régularités prévisibles du comportement des acheteurs et de caractéristiques importantes de la technologie, il est utile de générer à partir de ces données historiques, des données analytiques en utilisant les modèles de la théorie économique.