Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Printemps/Été 2023 > Un siècle de législation sur la faillite et l’insolvabilité au Canada : les origines de la Loi sur la faillite de 1919
Un siècle de législation sur la faillite et l’insolvabilité au Canada : les origines de la Loi sur la faillite de 1919
Par Thomas G.W. Telfer et Alfonso Nocilla,
professeurs à la Faculté de droit de l’Université Western
Le 1er juillet 2020 marquait le 100e anniversaire de la toute première loi canadienne sur la faillite – la Loi sur la faillite adoptée par Parlement en 1919 et entrée en vigueur l’année suivante. À cette occasion, il semble pertinent de se pencher sur les origines et l’importance de la législation dans le domaine. Comme l’a écrit Jacob Ziegel, les grands concepts de la Loi sur la faillite ont été repris dans la Loi sur la faillite et l’insolvabilité en vigueur à l’heure actuelle1. Ce qui rend cette loi encore plus remarquable, c’est qu’il s’agissait de la première loi canadienne sur la faillite après un vide de près de 40 ans. En effet, aucune loi fédérale ne régissait les faillites au Canada entre 1880 et 1920. Le présent article explique les origines de la Loi sur la faillite et explore ses conséquences immédiates.
On reconnaît depuis longtemps que la législation sur la faillite constitue un aspect nécessaire du droit commercial moderne. Toutefois, dans le Canada du xixe siècle et du début du xxe siècle, on s’interrogeait sur la pertinence même d’une loi sur la faillite. Les deux grands objectifs de ce type de loi – libérer les consommateurs de leurs dettes et distribuer leurs actifs de façon équitable entre les créanciers – suscitaient la controverse. L’élaboration d’une loi au xixe siècle constituait au mieux un essai. Le Parlement a d’abord exercé sa compétence constitutionnelle sur « la faillite et l’insolvabilité » en adoptant l’Acte de faillite de 1869, qui a été suivi de l’Acte de faillite de 1875, plus favorable aux créanciers. La loi de 1875 a aboli une procédure de faillite volontaire. Les deux lois autorisaient la libération des débiteurs, mais sous réserve du niveau de consentement requis de la part des créanciers. La législation sur la faillite du xixe siècle avait une portée très étroite et s’appliquait uniquement aux commerçants. Entre 1869 et 1880, le Parlement a débattu de dix projets de loi d’abrogation, ce qui témoigne de la nature controversée de cette législation. Aux yeux de bien des gens, la libération était répréhensible en soi, car elle soustrayait un débiteur à son obligation suprême de rembourser ses dettes. Le mouvement visant à faire cesser la libération des faillis a fini par porter ses fruits en 1880, lorsque le Parlement a abrogé l’Acte de faillite de 1875, laissant ainsi le pays sans aucune législation dans le domaine.
À vingt reprises entre 1880 et 1903, le Parlement a envisagé de rétablir un régime de faillite, mais tous les projets de loi sur la réforme ont échoué. C’est seulement en 1918 qu’il a recommencé à débattre de la réforme du régime de faillite. Wilfrid Laurier, alors premier ministre, a simplement autorisé les provinces à régir les affaires mettant en cause des débiteurs et des créanciers. Cependant, l’essor du commerce interprovincial et le délaissement des économies locales ont engendré un regain d’intérêt pour un régime de faillite fédéral uniforme. Pendant la Première Guerre mondiale, l’Association du Barreau canadien et la Canadian Credit Men’s Trust Association (CCMTA) ont commencé à réclamer une loi nationale régissant la faillite. La CCMTA représentait des cessionnaires autorisés qui administraient des actifs en vertu de lois provinciales régissant les cessions. Elle a souligné quatre lacunes dans les lois provinciales applicables aux débiteurs et aux créanciers :
Les lois provinciales n’étaient pas uniformes.
Aucun mécanisme n’obligeait un débiteur insolvable à restituer des biens à un syndic pour assurer une distribution équitable entre les créanciers.
Il n’existait aucun régime d’indemnisation national.
Les lois provinciales n’autorisaient pas la libération des débiteurs malchanceux mais honnêtes.
Le Parlement a commencé à débattre du projet de loi sur la faillite en 1918, puis il a adopté la loi l’année suivante. Or, ce projet de loi n’avait pas été rédigé par un fonctionnaire ni par les représentants du ministère de la Justice. La CCMTA avait retenu les services de H.P. Grundy, avocat de Winnipeg, pour rédiger un projet de loi sur la faillite qui protégerait les intérêts de ses membres. En utilisant comme modèle la Bankruptcy Act de 1914 du Royaume-Uni, M. Grundy s’est attaché à protéger les intérêts commerciaux des Canadiens. Le 21 juin 1917, il a proposé au ministre de la Justice un projet de loi assurant l’uniformité à l’échelle du pays, une procédure de faillite involontaire (fondée sur une preuve des actes de faillite), un régime d’indemnisation et une libération. M. Grundy et la CCMTA ont ensuite exercé des pressions sur le gouvernement et les députés pour faire adopter le projet de loi.
En vertu de la nouvelle loi, les tribunaux supervisaient l’administration de la nouvelle libération des faillis. L’idée de conférer aux juges le pouvoir de refuser ou de suspendre une libération ou d’y imposer des conditions s’inspirait de la Bankruptcy Act originale. Les dispositions sur la libération figurant dans la Bankruptcy Act n’illustraient pas entièrement le triomphe du pardon ni la volonté de réhabilitation du débiteur. L’idée de dégager les débiteurs du fardeau de leurs dettes était véhiculée dans le discours public pendant et après la guerre. M. Grundy prévoyait des dispositions sur la libération, car cette mesure servait les intérêts des créanciers. Après 1880, l’absence de dispositions sur la libération posait problème pour les créanciers. En effet, de nombreux débiteurs s’enfuyaient aux États-Unis ou adoptaient un comportement trompeur. En l’absence de la libération, certains débiteurs mettaient des actifs sous séquestre et prenaient des dispositions pour être à l’abri d’un jugement. Des débiteurs échappaient à des créanciers qui pouvaient chercher sans relâche à obtenir un jugement. L’acceptabilité de la libération était bien différente en 1920 que pendant le xixe siècle, mais il est important de comprendre que la libération en était arrivée à être considérée comme une nouvelle mesure réglementaire à l’avantage des créanciers. Ainsi, les créanciers estimaient alors que le régime de libération supervisée par les tribunaux était plus acceptable que de tenter de percevoir eux-mêmes les dettes auprès de débiteurs qui se comportaient mal. Aucun groupe de défense des intérêts des débiteurs n’exerçait de pressions en faveur de la libération. La notion de réhabilitation des débiteurs et le principe d’un nouveau départ ont fini par être acceptés comme principe directeur d’une loi sur la faillite plus tard au xxe siècle.
Au moment de l’adoption de la Loi sur la faillite de 1919, le milieu des affaires affichait un grand optimisme. Le Canada emboîtait enfin le pas aux États-Unis et au Royaume-Uni en adoptant une loi permanente sur la faillite. Toutefois, on n’en était pas à un régime de faillite entièrement exempt de problèmes dans les années 1920. Ainsi, des députés québécois ont réclamé dès 1923 l’abrogation de la Loi sur la faillite en faisant valoir qu’elle était incompatible avec la compétence provinciale en matière de droits de propriété et de droits civils. L’entrée en vigueur de la loi fédérale sur la faillite constituait une idée radicale en 1920, car elle faisait suite à près de 40 années au cours desquelles les affaires mettant en cause des débiteurs et des créanciers étaient régies par une réglementation provinciale. De plus, bien des gens au Québec réprouvaient l’ingérence fédérale dans les affaires provinciales. Le mouvement en faveur de l’abrogation a alors échoué. Toutefois, la question de la constitutionnalité des dispositions de la Loi sur la faillite est demeurée au premier plan pendant une bonne partie des années 1920.
Les années 1920 ont également été marquées par une inconduite de la part de syndics. La Loi sur la faillite avait créé la nouvelle fonction de syndic de faillite. À l’époque, cette loi ne réglementait pas les syndics du secteur privé. Les candidats présentaient une demande au Secrétaire d’État, après quoi le gouverneur en conseil nommait les syndics autorisés. N’étant assujettis à aucune réglementation, des syndics exerçaient leurs activités sans entraves dans les années 1920, ce qui a conduit à de nombreuses plaintes concernant leur incompétence et leur corruption, entre autres une collusion avec des débiteurs et des créanciers. Ces plaintes ont fini par aboutir à la nomination d’un surintendant des faillites en 1932 et à la mise en place d’un régime de délivrance de licences de syndics.
H.P. Grundy n’aurait pu imaginer tous les changements survenus dans les affaires et l’économie au cours des 100 années suivantes. Par exemple, la réorganisation des entreprises insolvables a fini par dépasser largement sa vision. Dans la foulée de la Grande Dépression, la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies a été adoptée en 1933.
La Loi sur la faillite a fait date. Elle a réintroduit le droit de la faillite au pays après une longue absence. Cette loi a ainsi consacré un régime permanent prévoyant la libération des débiteurs et une distribution équitable de leurs actifs. L’influence qu’elle a exercée sur la Loi sur la faillite et l’insolvabilité continue de se faire sentir aujourd’hui.
Conférence virtuelle soulignant 100 ans de législation sur la faillite et l’insolvabilité au Canada
La Faculté de droit de l’Université Western tiendra une conférence virtuelle les 14 et 15 mai 2021 pour souligner le 100e anniversaire de l’entrée en vigueur de la Loi sur la faillite. Cette conférence offrira la possibilité de réfléchir à l’évolution de la législation sur la faillite et l’insolvabilité (y compris la restructuration des entreprises) au Canada et ailleurs dans le monde. Elle permettra aussi de cerner les défis qui attendent les universitaires, les décideurs et les tribunaux.
Certaines communications présentées dans le cadre de cette conférence seront publiées dans un numéro commémoratif spécial de la Revue canadienne du droit du commerce.
1. Le présent article s’inspire de la recherche présentée dans l’ouvrage de Thomas G.W. Telfer, Ruin and Redemption: The Struggle for a Canadian Bankruptcy Law, 1867-1919 (Toronto, Presses de l’Université de Toronto, 2014) et d’une étude à paraître bientôt portant sur la faillite pendant la Grande Dépression au Canada.