Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Printemps/Été 2023 > Récession, inflation et taux d’intérêt... oh là là!
Récession, inflation et taux d’intérêt... oh là là!
Par Andrew Flynn
L’économie canadienne a subi de nombreux chocs au cours des dernières décennies, notamment les taux d’intérêt exorbitants des années 80 et du début des années 90, la bulle Internet et la crise financière de 2007-2008. Au total, nous avons connu six récessions – deux trimestres consécutifs ayant une croissance négative – depuis 1970.
Malgré tout, l’économie est demeurée résiliente et chaque crise a été suivie par une période de rétablissement et de croissance. Le système d’insolvabilité du Canada, reconnu comme un modèle dans le monde entier, a joué un rôle crucial dans le maintien d’une économie forte, ce qui a permis à des millions de Canadiens et d’entreprises canadiennes d’obtenir de l’aide pour alléger leurs dettes.
« Les composantes de notre système d’insolvabilité répondent aux meilleures normes de qualité et d’excellence », affirme Jean-Daniel Breton, CPA, FPAIR, SAI et vice-président principal à Ernst & Young Inc., à Montréal. « Je crois qu’il est résilient et souple. »
Mais nous vivons une période sans précédent : de nombreux piliers du secteur financier sont mis à l’épreuve comme jamais auparavant. La pandémie de COVID-19 a bouleversé nos vies, nos habitudes de travail et notre économie. Les chaînes d’approvisionnement et la main-d’œuvre ne se sont pas encore rétablies, laissant les entreprises à la recherche de pièces et d’employés. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, au moment où elle s’est produite, a ébranlé la stabilité mondiale et fait vaciller des marchés déjà volatils. Tout cela vient s’ajouter à l’évolution constante de l’industrie et des entreprises pour atténuer les effets des changements climatiques.
Face à de telles perturbations, à quoi ressemblera la profession de l’insolvabilité dans la ou les prochaines années?
Une « tempête parfaite » de pressions économiques
À la fin de l’année 2022, il était clair qu’un tout nouveau paradigme économique était en jeu. « Contrairement à ce qui s’est passé plus tôt au cours de la pandémie de COVID-19, les ménages ont récemment fait face à une tempête parfaite de pressions économiques, la valeur des actifs diminuant dans le contexte de turbulences sur les marchés financiers et du logement, de hausses des taux d’intérêt et d’une forte inflation persistante » a déclaré Statistique Canada en octobre.
« En moyenne, peu importe la caractéristique démographique ou économique d’un ménage, les gains en patrimoine acquis par les ménages au cours de l’année précédente ont été annulés. »
Les Canadiens ressentent les contrecoups de ces facteurs sous la forme de l’inflation qui, à la fin de 2022, a largement dépassé le taux cible de 2 % de la Banque du Canada. En octobre, l’indice des prix à la consommation (IPC) a augmenté de 6,9 % sur un an, le coût de l’essence et les taux hypothécaires étant les plus touchés. Même si ce résultat constituait une amélioration par rapport à la hausse annuelle de 8,1 % enregistrée en juin, il s’agissait toujours d’un point sensible pour les Canadiens.
Afin d’atténuer la hausse fulgurante des prix, la Banque du Canada a utilisé le principal outil de son arsenal pour freiner l’inflation : le taux de financement à un jour. Après des décennies de taux historiquement bas, la banque centrale a relevé le taux de financement à un jour (le taux auquel les banques se prêtent de l’argent) de 50 points de base pour le porter à 4,25 %. C’était la septième augmentation en neuf mois et il n’avait jamais été aussi élevé depuis janvier 2008.
« Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il n’y aura pas de façon simple d’éliminer l’inflation à l’échelle mondiale en 2023 », a écrit Avery Shenfeld, économiste en chef de Marchés mondiaux CIBC Inc., dans ses prévisions de fin d’octobre.
« L’Europe semble se diriger tête première vers une récession, tandis que les États-Unis et le Canada se tiendront au bord du précipice, dans le meilleur des cas. Si les banques centrales ont la sagesse de reconnaître l’impact différé de leurs mesures, nous ne devrions plus assister à de nombreuses hausses de taux. Mais, dans toute situation où elles n’outrepassent pas l’objectif, elles n’auront pas la possibilité de réduire les taux d’intérêt avant 2024. »
Les hausses de taux d’intérêt se font sentir dans tous les secteurs d’activité du pays, explique Pam Huff, associée et présidente nationale du groupe de restructuration et d’insolvabilité chez Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.
« Elles s’appliquent à toutes les entreprises canadiennes qui sont surendettées ou qui ont beaucoup de dettes. Subitement, le coût de faire des affaires a considérablement augmenté pour un très grand nombre de secteurs. Nous comprenons tous pourquoi cela se produit : les hausses de taux d’intérêt ne sont pas très efficaces pour maîtriser l’inflation, mais on dirait qu’il s’agit du seul véritable outil dont disposent les gouvernements pour y arriver. »
L’endettement des ménages est au cœur des préoccupations des consommateurs
Les taux d’intérêt, qui sont demeurés extrêmement bas depuis la fin de la crise du crédit en 2008 (inférieurs à 2 %), ont fortement stimulé le marché du logement. Le coût des emprunts étant très accessible, les consommateurs et les entreprises ont passé plus d’une décennie à accumuler des dettes relativement faibles. Le taux d’endettement des ménages se situait juste au-dessus de 1,80 $ pour chaque dollar de revenu disponible des ménages à la fin de 2022. Depuis des années, le gouvernement fédéral, les économistes et la banque centrale préviennent les consommateurs que l’endettement croissant des ménages représente une véritable menace pour le bien-être financier de nombreux Canadiens.
« Le danger de ce taux est qu’il s’agit d’une moyenne », lance André Bolduc, CPA, CA, PAIR, SAI et vice-président principal de BDO Solutions à l’endettement, à Ottawa. « Dans cette moyenne, il y a des Canadiens qui s’en sortent très bien – peut-être qu’ils n’ont pas de prêt hypothécaire ou de dettes à payer. Mais il y a aussi l’autre segment de la population qui éprouve des difficultés et dont le taux est beaucoup plus élevé, possiblement le double. Il y a toujours des gens qui sont à deux doigts de devenir insolvables, et avec tout ce qui se passe dans le monde, de plus en plus de personnes se retrouveront au bord du précipice. »
M. Bolduc souligne également que plus de la moitié des Canadiens vivent d’un chèque de paie à l’autre en raison de leurs dettes. Le sondage de septembre sur l’indice d’accessibilité financière réalisé par BDO a révélé que 54 % des Canadiens vivaient d’un chèque de paie à l’autre, soit une hausse de trois points de pourcentage par rapport à la même période en 2021. Selon l’Institut national de la paie, les dépenses de 11 % des Canadiens sont plus élevées que leur chèque de paie, un sommet inégalé depuis que l’Institut a commencé à recueillir des statistiques il y a 14 ans.
David-Alexandre Brassard, économiste en chef à CPA Canada, est d’avis que l’endettement élevé des ménages est fortement lié au marché immobilier, qui est en pleine effervescence. Puisqu’il est possible que les taux d’intérêt de base restent autour de 4,25 % ou continuent d’augmenter en 2023, « les Canadiens ressentiront les effets de la hausse des taux d’intérêt, cette dernière ayant déjà atteint plus de 2 % en l’espace de 6 mois », a expliqué M. Brassard dans une analyse en octobre.
« Malheureusement, de nouvelles augmentations sont probables en 2023, et les consommateurs ressentiront de la pression. »
Des difficultés à l’horizon pour les entreprises canadiennes
Les professionnels de l’insolvabilité savent que la crise actuelle va beaucoup plus loin que la COVID-19, affirme Mme Huff, mais cela ne veut pas dire que les problèmes liés à la pandémie ne resteront pas au cœur des futurs enjeux du secteur de l’insolvabilité.
« La pandémie de COVID-19 a été une crise très ciblée », mentionne Mme Huff. « De nombreuses entreprises s’en sont très bien sorties, car elles offraient des services essentiels. À mesure que la population commençait à faire du télétravail, les entreprises et les commerces qui dépendaient de la présence de leurs employés ont souffert, comme dans le secteur de l’hôtellerie et de la vente au détail. »
Les plans de stimulation économique gouvernementaux, en particulier ceux pour les petites et moyennes entreprises, ont contribué à atténuer le choc généré par la COVID-19, mais ils ont tous pris fin. S’ensuivirent encore plus de problèmes, les chaînes d’approvisionnement étant déjà en difficulté en raison de la baisse mondiale de la production, en plus du resserrement des conditions de prêt et de la hausse des prix.
« Maintenant, à ce stade de la crise économique, la hausse généralisée des taux d’intérêt aura une incidence sur les entreprises canadiennes. Il s’agit donc une arme à double tranchant : vous utilisez ces taux d’intérêt pour faire baisser l’inflation en réduisant les dépenses de consommation. Mais comment réduire l’inflation tout en stimulant l’économie? C’est le grand dilemme des économistes. »
« Lorsque je relie tous les points, je vois que le parcours des entreprises canadiennes ne sera pas de tout repos », déplore Mme Huff. « Tout indique qu’en l’absence de mesures de relance du gouvernement dans ce contexte de taux d’intérêt élevés où les prêteurs ne seront vraisemblablement pas d’humeur à modifier et élargir leurs facilités de crédit, nous allons assister à un nombre important de dépôts de dossiers d’insolvabilité dans tous les secteurs au cours de la prochaine année. »
Regarder dans une boule de cristal
Même s’il est impossible d’évaluer avec certitude l’ampleur des dossiers d’insolvabilité qui seront déposés dans les années à venir, de nombreux professionnels de l’insolvabilité savent qu’une hausse est fort probable.
« Il est toujours très, très difficile de regarder dans la boule de cristal et de voir comment les gens vont réagir », affirme M. Breton.
« Toutes les hypothèses sont bonnes à cet égard, mais je vois le potentiel d’incertitude envers l’avenir, qui pourrait entraîner une augmentation des taux d’insolvabilité. Je crois que c’est une possibilité. »
Les risques et l’incertitude se traduisent par un certain niveau de difficulté économique, selon M. Breton. Mais cette incertitude est dans la mire des professionnels de l’insolvabilité depuis de nombreuses années, ajoute-t-il, citant en exemple les mesures d’adaptation aux changements climatiques. Les entreprises tentent depuis longtemps de modifier leurs méthodes pour répondre à la demande de pratiques plus propres.
« Ce sont des éléments qui risquent d’accroître la pression sur presque tous les secteurs de l’économie, tandis que nous essayons, à juste titre, de nous adapter à une manière plus durable de faire les choses. L’insolvabilité est en grande partie liée à la perception des gens face à l’avenir. Leur perception peut les amener à déposer un dossier d’insolvabilité plus tôt ou plus tard, voire pas du tout. »
Aucun événement sismique à l’horizon
M. Breton estime que, même si les dépôts de dossiers d’insolvabilité de consommateurs augmenteront dans les années à venir, « je ne m’attends pas à ce qu’on subisse des événements sismiques qui nous feront basculer », comme la flambée des faillites entre 2007 et 2009, qui ont augmenté de 45 % à la suite de la crise financière.
Mme Huff est d’avis qu’il faudra attendre la publication des résultats financiers du premier trimestre pour avoir une idée de l’ampleur d’une éventuelle hausse chez les entreprises.
« J’ai vécu plusieurs de ces cycles, et chaque fois je constate que nous ne sommes pas aussi occupés qu’on pourrait le croire lorsque le marché est à son plus bas », explique Mme Huff.
« Quand la détresse est à son comble, on dirait qu’il y a un certain blocage. Personne ne veut agir et personne n’est certain de ce qui va se passer après avoir déposé son dossier. Personne ne peut savoir avec certitude qu’il y aura un acheteur ou qu’il sera possible d’obtenir le financement de débiteur-exploitant requis pour déposer une demande. Tout comme en 2007-2008, c’est à la fin de la crise financière que nous avons été très occupés. »
« Je pense qu’à l’heure actuelle, nous sommes près de tirer les conclusions et d’atteindre l’apogée des pressions internationales et des rajustements de taux d’intérêt. C’est à ce moment que les entreprises sont entraînées vers l’insolvabilité. Pour ce qui est du nombre de faillites, je n’émettrai pas d’hypothèse. J’ai toutefois le sentiment qu’il y aura une hausse très considérable l’année prochaine. »
La différence entre ce qui s’est passé durant la pandémie et ce qui se passera en 2023 est que les difficultés tomberont sur les épaules des entreprises ébranlées par leur niveau d’endettement. « De nombreuses études ont été effectuées sur le niveau d’endettement au Canada, axées soit sur les consommateurs, les entreprises ou le gouvernement », déclare Mme Huff. « Si vous exercez une pression sur les dettes à tous ces niveaux, vous avez en quelque sorte une tempête parfaite. »
Aucune menace pour le système
Les professionnels de l’insolvabilité s’entendent pour dire qu’aucun choc sur le système, qu’il touche les particuliers ou les entreprises, ne pourra avoir raison du régime d’insolvabilité.
« Nous ne disposons que d’environ 1 000 syndics pour le traitement des dossiers, mais ils peuvent en gérer un très grand nombre », affirme M. Breton, qui souligne les nombreux gains d’efficacité qui ont découlé de la pandémie, notamment grâce aux appels vidéo avec les débiteurs et aux dépôts électroniques.
« Nous changeons nos façons de faire et nous répondons aux besoins des parties prenantes de manière responsable en faisant preuve de plus d’efficacité et en traitant un plus grand nombre de dossiers grâce à la délégation de tâches et à la supervision », ajoute-t-il. « Et nous avons un groupe clé de personnes capables de traiter un grand nombre de dossiers. »
Le changement est une constante dans le secteur de l’insolvabilité, selon M. Breton, et ce changement est relativement lent. « Nous faisons les choses différemment maintenant, c’est certain. Il y a beaucoup moins de rencontres en personne. De nombreuses tâches se font en ligne, ce qui nous permet de gagner en efficacité. »
M. Bolduc estime que le système fonctionne bien et qu’il continuera à bien fonctionner. « Je ne vois pas de défauts majeurs. Évidemment, on peut toujours faire mieux. Des processus sont mis en œuvre pour nous assurer que le système demeure à jour en matière de règlements et de normes. »
« Ce secteur est cyclique », ajoute Mme Huff. « Pendant certaines périodes achalandées, nous travaillons tous très fort, tandis qu’à d’autres moments, nous prenons moins de contrats. Mais je crois que nous sommes tous prêts à entamer une période occupée (quand je dis nous, je veux dire la communauté des professionnels de l’insolvabilité en général, les syndics, les avocats, etc.). »
Le pire qui puisse arriver aux SAI, dont le métier consiste à soulager la détresse des gens, est un nombre accru de problèmes à résoudre, précise M. Breton. « Pour les personnes axées sur la résolution de problèmes, ce n’est pas toujours une bonne ou une mauvaise chose. Je conseillerais à mes collègues d’évaluer leurs pratiques et de continuer à faire ce qu’ils ont toujours fait – ne vous contentez pas de les évaluer seulement aujourd’hui, faites-le aussi demain, après-demain et le jour suivant. Veillez à ce qu’il y ait assez de résilience dans votre entreprise et suffisamment de redondance pour pouvoir absorber l’augmentation de la charge de travail lorsqu’elle se présentera. Assurez-vous que votre personnel ne se sente pas épuisé. »