Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Automne/Hiver 2022 > L’insolvabilité dans les territoires du nord du Canada
L’insolvabilité dans les territoires du nord du Canada
Par Andrew Flynn
Il n’y a peut-être aucune région du Canada qui soit plus romancée ou plus incomprise que le Grand Nord canadien. C’est le vaste territoire des Inuits, des Dénés, des Métis, des Cris, des Inuvialuits, des glaciers, des aurores boréales, de la toundra balayée par les vents et des grandes banquises de l’océan Arctique.
Le Nord évoque des réalités différentes : une terre où « d’étranges pratiques ont cours sous le soleil de minuit », où « les sentiers arctiques sont pavés d’histoires secrètes qui vous glaceraient le sang », du moins, pour les poètes du sud comme Robert Service.
La population est extrêmement faible pour un si vaste territoire. En 2021, les trois territoires, qui s’étendent sur une impressionnante superficie de 3,8 millions de kilomètres carrés, ne comptaient que 127 551 habitants, l’équivalent de la population de la petite banlieue d’une grande ville canadienne. Ils représentent donc plus du tiers de la superficie du Canada, mais à peine 0,3 % de sa population.
Il n’est donc pas surprenant que les questions d’insolvabilité revêtent un caractère particulier dans les territoires du nord du Canada, car tout y est différent. Compte tenu de la faible population, on pourrait supposer en toute logique que le nombre de dossiers d’insolvabilité serait mince, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises.
Cependant, les statistiques nous donnent des chiffres surprenants. Une comparaison rapide entre l’Île-du-Prince-Édouard, qui n’est pas l’une des régions du sud les plus denses en population (167 680 habitants), et le nord qui lui est similaire quant à la population, laisse entrevoir des divergences. En 2021, à l’Î.-P.-É., 384 dossiers d’insolvabilité ont été déposés. Dans les trois territoires réunis, il n’y en a eu que 99 durant la même période, selon le Bureau du surintendant des faillites (BSF).
Même en tenant compte de la population très faible des territoires, le taux d’insolvabilité est extrêmement bas par habitant. En effet, en 2021, 34 personnes ont déposé un dossier d’insolvabilité au Yukon, 54 dans les Territoires du Nord-Ouest et 12 au Nunavut. Cela représente respectivement 1,6, 1 et 0,5 dépôt de dossiers pour 1 000 personnes de 18 ans et plus.
À titre comparatif, la Nouvelle-Écosse a enregistré 3 007 dépôts de dossiers en 2021, soit 3,9 pour 1 000 personnes, ce qui est plus de trois fois supérieur. Cette disparité de taux d’insolvabilité est constante depuis des décennies. En 2021, dans les trois territoires, il n’a été fait état d’aucun dépôt de dossier d’insolvabilité ni d’aucune mise sous séquestre en ce qui concerne des sociétés. Cela se produit très rarement.
Une attitude différente
Comme il y a très peu de dépôts de dossiers enregistrés chaque année, il n’existe pas de syndic autorisé en insolvabilité résidant dans les territoires du Nord. Par contre, un petit nombre de ceux se trouvant aux provinces du Sud sont autorisés à exercer des activités dans le Nord.
Mme Jennifer McCracken fait partie de ce nombre. Elle est professionnelle agréée de l’insolvabilité et de la réorganisation et syndic autorisée en insolvabilité, associée chez BDO Canada ltée à Vancouver. Un trait distinctif de Mme McCracken est qu’elle est née au Yukon, ce qui est rare. Bien que sa famille ait déménagé en Colombie-Britannique dans sa très jeune enfance, son lieu de naissance a favorisé ses relations avec le Nord.
« Lorsque je fais des entrevues avec des Yukonnais dans le cadre de ma profession, j’ai toujours l’impression que cela les met à l’aise de savoir que je suis originaire du Yukon », indique Mme McCracken.
« Au Yukon, quand une personne doit effectuer un voyage en Alberta ou en Colombie-Britannique, les gens disent qu’elle “va à l’extérieur”. On a l’impression qu’ils sont très isolés, très loin, et séparés de tout le reste. »
Selon Mme McCracken, cela nous donne un petit aperçu des différences entre le nord et le sud, du moins pour ce qui est de l’attitude. Elle souligne également le sentiment d’isolement ainsi que la fierté d’être une race à part. Elle ajoute que la prise en compte de cette réalité permet de comprendre les raisons pour lesquelles tout est différent dans le nord et comment cela influence les questions relatives à l’insolvabilité.
« C’est une région extraordinaire et très particulière du Canada, et je suis très fière d’en être originaire, alors je me sens liée à elle », affirme-t-elle.
« Je pense que je suis peut-être un peu plus consciente du nord, du fait de mon histoire personnelle. Je pense que c’est un peu une partie oubliée du Canada. C’est la raison pour laquelle l’on s’y sent parfois un peu ignorés et incompris; vous savez, quand je dis aux gens du Sud que je suis née à Whitehorse, souvent ils ne savent même pas que c’est dans le Yukon », explique Mme McCracken
Une façon de vivre différente
L’isolement du Nord et les vastes distances qui amplifient cette situation font également de cette région un cas unique sur le plan économique, comme le savent de nombreux Canadiens. C’est un endroit célèbre pour la cherté des articles les plus ordinaires, où une boîte de thon peut coûter 10 $, et un bocal de cornichons à l’aneth, 21 $.
M. Yves-Patrice Beaudin, professionnel agréé de l’insolvabilité et de la réorganisation et syndic autorisé en insolvabilité, a pris la décision de commencer à servir des clients du Nunavut, motivé par un voyage à Iqualuit. À l’invitation d’un ami travaillant dans cette ville, il s’y rend et découvre que le Nord ne se résume pas à des prix exorbitants et à des salaires proportionnels. Pendant son séjour, on lui a soumis deux dossiers d’insolvabilité. Ceux-ci ont piqué sa curiosité.
« Il s’agissait de dossiers de particuliers, mais déposés par des gens d’affaires, et non par des sociétés. Après avoir reçu ces deux dossiers, j’ai informé le BSF que j’avais besoin d’une licence complète au lieu d’une licence temporaire, puisqu’à ma connaissance, il n’y avait pas de syndic détenteur de licence permanente et complète au Nunavut », déclare M. Beaudin, président de Beaudin Groupe Conseil – syndic autorisé en insolvabilité, basé à Québec.
Le fait de travailler sur ces dossiers, et sur ceux qui ont suivi, a permis à M. Beaudin de comprendre les différences dans la façon dont les gens du Nord abordent leurs finances et leurs difficultés financières. Les distances considérables qui séparent les villes des localités sont un frein à l’accès de ces dernières aux succursales bancaires et à des conseillers. Dans ce contexte, un camion ou une motoneige est une bouée de sauvetage plutôt qu’un véhicule de commodité ou de loisirs.
« D’après moi, les gens du Nord seront plus enclins à travailler avec les membres de leur communauté qu’avec les gens du Sud. Ils perçoivent donc probablement l’insolvabilité comme un phénomène du Sud », note M. Beaudin.
« J’ai le sentiment que les gens essaient de se débarrasser des dettes normales qui peuvent les conduire à l’insolvabilité. Ainsi, ils achèteront une voiture qu’ils peuvent se permettre en fonction des paiements à faire à des échéances fixes et déterminées », poursuit-il.
Un système économique différent
En d’autres termes, quand il n’y a pas d’accès à une succursale bancaire à proximité pour accorder un crédit, il y a peu de dettes réglementées. Le manque d’options financières en dehors des grands centres fait en sorte qu’un système économique différent a cours. Puisque les habitants du Nord ne peuvent pas emprunter aussi facilement auprès des mêmes sources que ceux du Sud, ils n’ont pas aussi souvent recours au même régime d’insolvabilité.
« Même si le voisin le plus proche habite à 400 kilomètres, on le connaît », souligne M. Beaudin.
« C’est à cette personne que vous vous adressez pour obtenir un prêt. C’est géré en dehors du système. Nous le savons d’après des informations anecdotiques, mais aucune statistique n’existe à ce sujet, car cela se passe en privé entre des particuliers », explique-t-il.
La communauté est également différente dans les territoires où les liens familiaux peuvent s’étendre sur des centaines, voire des milliers de kilomètres. M. Zaki Alam s’occupe de dossiers d’insolvabilité dans les Territoires du Nord-Ouest depuis près de deux décennies. Il est CPA, CA, professionnel agréé de l’insolvabilité et de la réorganisation, syndic autorisé en insolvabilité et vice-président principal de l’insolvabilité à MNP Ltd basé à Edmonton. Il a constaté que l’adhésion sociale est très forte dans le Nord, en particulier parmi les communautés autochtones qui vivent sur le territoire depuis des générations.
« Je pense que la chose la plus importante pour moi est qu’il s’agit d’une économie autonome, isolée de l’ensemble des économies du Canada et du monde », relève M. Alam.
« Ce sont toutes de petites communautés. Elles prennent soin les unes des autres au sens familial traditionnel. Elles grandissent ensemble pour s’entraider. En cas de problèmes, elles se regroupent. L’adhésion sociale traditionnelle est donc encore très forte », affirme-t-il.
De nombreuses communautés isolées du nord dépendent des biens durables, du carburant, des vêtements et des véhicules qui arrivent par bateau ou par avion tous les quelques mois, mais dans certains cas, seulement une fois par an. Cela crée des fluctuations économiques très différentes où les prix dans de nombreuses communautés sont fixés à des heures précises et ne sont pas soumis aux mêmes variations que dans le reste du Canada, où l’accès aux biens et services est quasi immédiat. L’argent comptant est le mode de paiement prédominant, les achats aux points de vente sont presque inexistants et les cartes de crédit sont rarement utilisées.
Selon M. Beaudin, dans un tel contexte, les banques, les institutions financières, l’établissement d’un budget – éléments distinctifs du système économique moderne – ne sont tout simplement pas pris en considération.
« Ce ne sont pas des choses auxquelles on pense tous les jours, lorsque la communauté se compose de seulement 400 personnes », souligne M. Beaudin.
« En effet, le plus important, c’est d’envoyer ses enfants à l’école primaire ou secondaire, de gérer les ressources de la communauté, d’aller à la chasse quand c’est la saison, parfois deux mois par an. C’est normal. Je sais alors qu’il ne faut pas communiquer avec eux, parce qu’ils s’en vont chasser le gibier dont ils ont besoin pour toute l’année », ajoute-t-il.
Une culture différente
Selon Statistique Canada, environ 85 % des personnes qui vivent au Nunavut se considèrent comme Inuits. Dans les Territoires du Nord-Ouest, un peu plus de 50 % des habitants sont des autochtones, par rapport à 25 % au Yukon. Bien que le BSF n’ait jamais fait le suivi de l’origine ethnique des débiteurs qui déposent des demandes dans le cadre du système actuel, il semble y avoir une forte corrélation entre les faibles taux d’insolvabilité et le fait qu’il s’agisse d’une population autochtone.
« Je pense que cela se passe de commentaires », indique M. Alam. Il souligne que la différence est encore plus marquée en ce qui concerne les types d’exemptions accordées dans les Territoires du Nord-Ouest. « Les gens ont droit à un montant maximal de 15 000 $ pour leurs outils de chasse qui incluent les quads et les motoneiges. C’est essentiel pour qu’ils puissent nourrir leur famille », explique-t-il.
La propriété foncière et immobilière varie d’un territoire à l’autre, mais elle contraste aussi énormément avec la situation dans le Sud. Dans le cas des revendications territoriales et des régions visées par les traités, les gouvernements indigènes ou la Couronne détiennent la propriété des terres et la plupart des propriétés résidentielles sont des logements sociaux ou subventionnés par les gouvernements.
En 1993, l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut accordait aux Inuits des titres de propriété sur plus de 350 000 kilomètres carrés de terres, des droits miniers ainsi que des droits de chasse et de pêche. D’une portée moindre, les traités conclus dans les Territoires du Nord-Ouest et l’Accord-cadre définitif du Yukon confèrent des droits similaires d’autonomie gouvernementale aux groupes autochtones.
« Donc en quelque sorte, il faut exclure la propriété foncière et la propriété immobilière des dossiers pour particuliers. La propriété en tant que telle n’existe pratiquement pas dans de nombreuses régions », précise M. Beaudin.
Mme McCracken explique que dans le Sud, une maison familiale constitue le plus souvent la plus grande partie des actifs d’un dossier d’insolvabilité. En dehors des grands centres des territoires, qui sont minuscules par rapport aux centres urbains du reste du Canada, il est très rare de trouver des résidences familiales privées. Si l’on retire un actif aussi important de l’ensemble pendant une procédure d’insolvabilité, cela change radicalement la nature du dossier.
« Si une personne a le statut d’Indien ou possède des biens dans une réserve, cela aura une incidence sur les conseils financiers que nous lui prodiguons, car cela doit être pris en compte. », explique Mme McCracken.
Des gens originaires d’endroits différents
« Mais bon nombre des Yukonnais avec qui je fais affaire viennent d’autres régions du Canada. C’est un mélange assez singulier, car beaucoup d’entre eux ne sont pas forcément originaires de là. »
Au Nord, l’exploration minière, pétrolière et gazière ainsi que l’emploi au sein du gouvernement sont les principaux attraits pour les gens « de l’extérieur ». Les gros salaires accordés aux travailleurs comme une compensation pour la cherté de la vie sont alléchants et l’on a tendance à considérer l’emploi dans le nord comme une panacée. En effet, plusieurs emplois sont temporaires, contractuels ou à court terme, ce qui laisse penser qu’ils peuvent aider une personne à se sortir de difficultés financières rencontrées ailleurs.
« Au cours de mon expérience des 17 à 18 dernières années dans les Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut, la majorité des personnes que j’ai rencontrées pour des dossiers d’insolvabilité étaient de passage, et non des résidents de première génération ou des Dénés, des Métis et des Inuits – il y en a très peu », déclare M. Alam.
D’après M. Beaudin, le problème est que les habitants du sud qui montent sous-estiment parfois le prix à payer pour ce qui est du coût de la vie, sans parler de l’isolement.
« C’est coûteux pour les gens. Ils dépensent de l’argent pour la nourriture, et la nourriture est chère. Les sorties au restaurant sont tout simplement à bannir », mentionne-t-il.
« Je pense donc que c’est une insolvabilité transitoire qui est masquée, parce que les gens vont monter, puis redescendre, et ensuite ils vont déposer leur dossier de n’importe où, que ce soit en Ontario ou en Nouvelle-Écosse », note-t-il.
M. Beaudin fait remarquer que bien qu’il soit impossible de déterminer le nombre de travailleurs de passage qui ont des problèmes après avoir travaillé dans le Nord et qui déposent leur dossier ailleurs, il ne s’agit que d’un nombre minime qui est très peu susceptible de fausser les statistiques sur l’insolvabilité dans d’autres régions.
« Donc, s’il y a un conseil à donner aux gens du Nord, ceux qui sont de passage, c’est : faites face à vos problèmes pendant que vous êtes là-haut. Vous y êtes pour gagner de l’argent. Si vous avez apporté un problème du Sud, enterrez-le dans le Nord », conclut-il.