Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Automne/Hiver 2022 > Guerre d’Ukraine : répercussions sur l’économie canadienne
Guerre d’Ukraine : répercussions sur l’économie canadienne
Par Jim Algie
Les effets de la guerre en Ukraine se sont ajoutés à une liste croissante de facteurs sociaux, économiques et géopolitiques qui sont de nature à accroître l’incertitude des entreprises mondiales et à susciter des attentes grandissantes à l’égard des taux d’insolvabilité au Canada.
Les données du deuxième trimestre publiées en août par le Bureau du surintendant des faillites montrent que le nombre de dossiers d’insolvabilité déposés par les entreprises pour le premier semestre de 2022 a augmenté de 32,4 % par rapport au même semestre en 2021 et de 26,3 % par rapport aux six derniers mois de 2021. Le nombre de dossiers d’insolvabilité d’entreprises était sensiblement le même au premier et au deuxième trimestres de 2022. Les données définitives pour 2021, publiées le 13 juin, situent le taux annuel d’insolvabilité au Canada (pour 1 000 dossiers) à 2,9 %, soit un peu moins que le taux de 3,2 pour 2020 et un peu plus de la moitié du taux de 5,1 pour 2010.
Le nombre de dépôts de dossiers d’insolvabilité de consommateurs a augmenté de 3,7 % au cours du premier semestre de 2022 par rapport au premier semestre de 2021 et de 11,7 % par rapport aux six derniers mois de 2021. Une comparaison du nombre de dossiers d’insolvabilité de consommateurs entre le premier et le deuxième trimestre de 2022 montre une augmentation de 9,2 %. Jean-Daniel Breton, premier vice-président du cabinet Ernst & Young, a déclaré dans une entrevue accordée à partir de son bureau de Montréal, que malgré tout, les chiffres sont restés plus bas au début de l’année 2022 que ce que l’on observait avant la pandémie. Il ajoute que les facteurs ayant influencé les premières tendances de l’année ont été difficiles à distinguer.
M. Breton, professionnel agréé de l’insolvabilité et de la réorganisation, syndic autorisé en insolvabilité et président de l’Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation (ACPIR), indique également : « Il est certain que la guerre entre l’Ukraine et la Russie a une incidence, mais il m’est impossible d’en évaluer l’ampleur ». Il souligne le rôle des grandes tendances économiques dans les prévisions d’insolvabilité de cette année et prévoit que le nombre de dossiers déposés progresserait pour atteindre les chiffres d’avant la pandémie.
M. Breton évoque le contexte économique de 2022, notamment la fin des subventions nationales en réponse à la pandémie, les perturbations continues des chaînes d’approvisionnement, le ralentissement possible de la production chinoise en raison des mesures strictes de contrôle de la COVID-19 dans ce pays, la hausse de l’inflation, la hausse des taux d’intérêt et la crainte généralisée d’une récession.
La Banque du Canada et les banques centrales d’autres pays ont commencé à resserrer leur politique monétaire variable et à augmenter les taux d’intérêt. Ces mesures visent à maîtriser les tendances inflationnistes découlant de la hausse des coûts du pétrole et des denrées alimentaires, dont une partie résulte des perturbations du commerce international causées par la guerre en Ukraine.
L’indice des prix des produits alimentaires de l’Organisation des Nations Unies a en fait enregistré une légère baisse en mai, principalement en raison de la diminution des prix de l’huile végétale et des produits laitiers. Cependant, les prix des céréales ont continué à augmenter en raison des perturbations du commerce des céréales causées par la guerre entre l’Ukraine et la Russie, deux des plus grands pays exportateurs de céréales au monde.
Selon une analyse effectuée au début de juin par Graeme Crosbie, économiste principal à Financement agricole Canada, la hausse des prix des aliments au Canada a atteint son taux le plus élevé en 10 ans, en partie à cause des marchés touchés par la guerre en Ukraine. L’indice des prix à la consommation publié par Statistique Canada pour le mois de mai est resté stable à 7,7 % sur un an. Il s’agit de la plus forte augmentation annuelle depuis janvier 1983 et elle dépasse de loin l’objectif des 2 % établi par la banque centrale.
Dans ses prévisions des conséquences de la guerre en Ukraine, Petro Antunes, économiste en chef du Conference Board du Canada, a mentionné plusieurs tendances négatives entrainées essentiellement par un taux d’inflation élevé et son incidence sur les dépenses des ménages. Il conclut toutefois que les Canadiens producteurs de ressources bénéficieront également de la hausse des prix des produits de base. Il a résumé l’incidence de la guerre en Ukraine sur l’économie canadienne comme étant « presque neutre, même légèrement positive en 2022, mais avec une tendance négative en 2023 ».
La Revue du système financier de la Banque du Canada ‒ 2022, publiée au début de juin, a ciblé un risque lié aux niveaux élevés d’endettement hypothécaire des ménages canadiens. Toutefois, l’agence a également conclu que les entreprises canadiennes sont « En général [...] en bonne santé financière et semblent bien placées pour faire face à des taux d’intérêt plus élevés ».
L’analyse de la Banque a mis en garde contre le fait que le conflit européen a « imposé un arbitrage à court terme entre la sécurité énergétique et les plans de transition en réponse aux risques climatiques ». Selon le rapport de la Banque, ce conflit a également fait « accroître les cyberrisques ».
David Bish, avocat d’expérience spécialisé dans les litiges en matière d’insolvabilité du cabinet d’avocats Torys, a déclaré qu’une liste aussi longue de facteurs liés au monde financier, et qui ne fait que de s’accroître, indique une reprise probable des dépôts de dossiers d’insolvabilité au Canada.
« Plusieurs de ces facteurs sont en train de se retourner contre nous », mentionne M. Bish lors d’une entrevue accordée à partir de son domicile de Toronto. Il indique que la question des hausses de taux d’intérêt anime les discussions depuis longtemps et, qu’au point où nous sommes arrivés, elles sont devenues une réalité indéniable.
« En fait, les gens prédisent le décalage », poursuit M. Bish. « Dans combien de temps les faits que nous observons actuellement auront-ils des répercussions sur les entreprises, leurs actifs liquides et leur santé financière? » demande-t-il de façon rhétorique.
« L’opinion générale est que ces répercussions seront observables d’ici la fin de l’année, le dernier trimestre de cette année et l’année prochaine », avance M. Bish au sujet de l’augmentation prévue des faillites. Selon lui, il est vraiment trop tôt pour observer de nombreux litiges dans ce changement de cycle économique que les créanciers sont généralement les premiers à percevoir.
« Ils constatent des manquements aux engagements, inscrivent des entreprises sur leur liste de surveillance et remarquent que cette liste s’allonge », explique M. Bish, en lisant la situation selon la perspective des créanciers. « Il peut y avoir des problèmes d’échéance » dans les cas où les obligations commencent à arriver à leur terme et il « y a des doutes sur la capacité d’une entreprise à refinancer ou à payer ces obligations, en particulier si le refinancement doit se faire à des taux d’intérêt plus élevés », affirme-t-il.
Aucune des nations les plus touchées, à savoir l’Ukraine, le Bélarus et la Russie, ne figure parmi les partenaires commerciaux les plus actifs du Canada. L’économiste Werner Antweiler, professeur agrégé à la Sauder School of Business de l’Université de la Colombie-Britannique, a conclu dans son blogue en ligne que le commerce du Canada avec la Russie est « minuscule » et qu’il présente un « trop petit volume pour avoir une quelconque importance dans l’ensemble ».
Parmi les trois pays les plus proches du conflit, la Russie a été de loin le plus gros client du Canada ces dernières années, bien que cela soit susceptible de changer avec la participation accrue du Canada en Ukraine. En 2016, la Russie était classée 27e sur les 120 pays recevant des investissements directs du Canada (environ 3,5 milliards de dollars) selon un document de recherche de la Bibliothèque du Parlement. Les exportations canadiennes vers la Russie en 2021 s’élevaient à 656,7 millions de dollars, soit une infime partie des exportations totales du Canada, d’après l’analyse du professeur Antweiler.
Selon les estimations du gouvernement fédéral pour 2018, les investissements directs du Canada en Ukraine s’élevaient à environ 685 millions de dollars. En 2016, les échanges avec le Bélarus ont dépassé 99 millions de dollars; il s’agissait principalement du fer, de l’acier et des engrais azotés. Cependant, les exportations canadiennes vers le Bélarus ont augmenté depuis 2017, passant d’environ 3 millions de dollars à plus de 15 millions de dollars.
À en juger par le rythme des consultations juridiques observées jusqu’à présent, M. Bish pense que l’aspect le plus important de la guerre est la réponse diplomatique du Canada. Les clients cherchent à obtenir des conseils sur les sanctions canadiennes complexes et de grande envergure qui visent à limiter le commerce avec la Russie et le Bélarus, et avec plus de 1 000 personnes associées aux deux États sanctionnés.
« Tout le monde essaie de faire le point », indique M. Bish. « Quel est mon niveau d’exposition au risque? En tant que créancier, combien de prêts ai-je accordés à une entité visée? Si j’ai prêté à des entreprises qui sont à risque, parce qu’elles font affaire avec des entreprises ou des particuliers russes, quelle est l’importance de leur exposition? »
Le Canada a commencé effectivement à imposer des sanctions à la Russie en 2014, au moment de ses incursions en Crimée. La liste des sanctions s’est fréquemment allongée depuis février de cette année; le gouvernement canadien s’est ajusté aux nouvelles interventions de la Russie. À la mi-juin, les interdictions d’exportation vers la Russie s’appliquaient à tous les produits, dont les appareils électroniques, les pièces détachées pour les avions et les bateaux, le pétrole et les équipements utilisés dans sa production, et les produits de luxe, soit l’alcool, le tabac, les bijoux et les objets d’art. Le règlement interdit aux Canadiens de traiter avec les principales institutions financières russes et avec les personnes visées qui sont de proches associées du gouvernement russe, notamment 203 fonctionnaires des prétendues « républiques populaires de Lougansk et de Donetsk », selon les annonces gouvernementales russes, dans l’est de l’Ukraine.
« Je pense que, dans la plupart des cas, il s’agit de personnes très bien intentionnées qui souhaitent respecter les règles, et qui ne souhaitent pas être pénalisées pour les avoir enfreintes », déclare M. Bish à propos des demandes de renseignement reçues des clients à ce jour. « Les gens réfléchissent beaucoup à ce qui serait une position confortable pour eux et aux options qui pourraient leur éviter des problèmes. »
La réaction des entreprises et ménages canadiens à l’incertitude économique croissante dépendra en grande partie de « la perception de gens de l’avenir », affirme M. Breton du cabinet Ernst & Young. « Si les propriétaires d’entreprises sont très optimistes par rapport à l’avenir, ils pourraient faire preuve de plus de résilience, s’accrocher plus longtemps, investir plus de leurs ressources personnelles pour réussir. En fait, être plus patients », ajoute-t-il.
« Nous entrons dans une période où l’inflation sera élevée, les taux d’intérêt seront en hausse et l’incertitude sera grande dans le monde. Cela me porte à croire que les taux d’insolvabilité vont augmenter; toutefois, je ne crois pas qu’il y aura une avalanche de faillites », souligne M. Breton. « Je pense que nous allons revenir à des niveaux comparables à ceux d’avant la pandémie. Peut-être un peu plus, en raison d’un certain effet de rattrapage, mais de façon générale, je n’envisage pas une catastrophe économique. »
Dans bien des cas, les professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation peuvent fournir une aide dans de telles circonstances, a déclaré M. Breton. Il a ajouté qu’une intervention précoce permet une amélioration des résultats dans les situations de difficultés financières.
« Malheureusement, on ne fait pas appel à nos services assez rapidement », a déclaré M. Breton en parlant du rôle des syndics autorisés en insolvabilité. « Même avant qu’une entreprise soit en grande difficulté financière, un professionnel de l’insolvabilité ou un syndic autorisé en insolvabilité peut jeter un regard neuf et formuler des conseils pour aider l’entreprise à trouver des façons d’améliorer les choses, et plus tôt nous sommes consultés, plus il y a d’options et de possibilités. »