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La COVID et les tribunaux
Un virus microscopique a modifié le puissant système judiciaire, mais pas forcément pour le pire
Par Joanne Paulson
Lorsque la COVID-19 a frappé la société au début de l’année 2020, la réaction des gouvernements canadiens a été rapide et de grande envergure.
Des politiques nous ont poussés à revoir nos façons de faire à l’échelle nationale et à gérer presque tout à distance, y compris les auditions devant les tribunaux.
Les citoyens ont espéré qu’il s’agissait d’une situation de courte durée, nécessaire pour lutter contre les ravages causés par un virus mesurant 100 nanomètres − plus petit, en fait, que les pores d’un masque standard.
Pourtant, les répercussions des restrictions liées à la COVID ont perduré, y compris au tribunal de commerce, et elles ne sont pas toutes négatives. En effet, certaines mesures d’adaptation − notamment le recours à la vidéoconférence − pourraient se prolonger indéfiniment.
Les règles de comparution varient d’une province à l’autre
Les règles concernant les auditions en personne et virtuelles varient considérablement d’une province à l’autre. La juge Karen Horner, de la Cour du banc du roi de l’Alberta, indique que des auditions en personne peuvent être demandées, mais que dans la majorité des cas, elles se déroulent en ligne dans sa province.
« Je pense que cela fonctionne très bien dans le domaine commercial », déclare-t-elle, ajoutant que certains collègues ne sont pas d’accord et invoquent des problèmes techniques.
« En Alberta, nous avons un système virtuel par défaut. Il y a souvent de nombreuses parties, et l’on évite ainsi que 15 personnes se battent pour une place de stationnement dans le centre-ville de Calgary. »
La possibilité qu’un grand nombre de parties puissent se rencontrer en ligne, en particulier celles qui ne peuvent pas se déplacer pour comparaître en personne, est un avantage selon elle. Elle ajoute que le seul inconvénient est que les avocats déposent souvent en ligne des documents volumineux qui peuvent compter plusieurs milliers de pages.
Lorsqu’un avocat fait référence à un élément en particulier, cela lui prend cinq minutes pour le trouver, alors que sur papier, elle n’aurait qu’à tourner les pages. C’est pourquoi la juge Horner demande des copies papier des grands dossiers, tout en s’orientant vers un travail entièrement électronique.
« Il y a également les personnes qui ont besoin d’être dans une salle d’audience pour ressentir l’autorité du tribunal », précise-t-elle. En outre, les réunions vidéo lui permettent de « mener une audition le matin et de rendre une décision l’après-midi ».
Thomas J. McEwen, juge à la retraite de la Cour supérieure de l’Ontario, nous indique que, dans sa province, les affaires sont entendues en personne ou en ligne en fonction de leur durée prévue.
Le juge McEwen a siégé au sein du rôle commercial pendant sept ans et l’a dirigé pendant deux ans avant de prendre sa retraite en juin pour devenir médiateur et arbitre privé. Le rôle commercial est un groupe de juges ayant de l’expérience dans les litiges commerciaux complexes.
« Lorsque la COVID est arrivée, le tribunal a évidemment commencé à travailler à distance et le rôle commercial a été le premier au Canada à utiliser Zoom », déclare-t-il.
Au printemps 2021, lorsque les tribunaux ont repris les auditions en personne, un protocole a été établi selon lequel les affaires d’une heure ou moins seraient traitées sur Zoom et celles de 90 minutes ou plus, en personne, sous réserve du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance.
« Dans le cas d’une affaire très importante qui ne doit durer qu’une heure, les juges peuvent vouloir que les avocats soient présents en personne. Inversement, pour une affaire de 90 minutes ou plus avec des avocats de l’extérieur de la ville, par exemple, on peut éviter à ces derniers les frais et le temps de déplacement, par souci d’économie », déclare le juge à la retraite McEwen.
« Cette façon de procéder devrait se poursuivre indéfiniment pour le rôle commercial », ajoute-t-il.
Pourtant, selon lui, rien n’est aussi efficace que les procès en personne, et les effets du cérémonial qui entoure une audition dans un tribunal ne sont pas à négliger.
« Je dois dire qu’une partie de moi regrette l’époque pré-COVID où tous les avocats se présentaient, même pour des affaires pouvant se régler en 15 minutes, parce que cela leur donnait l’occasion de parler, même sur d’autres cas, et de résoudre des problèmes. »
En Colombie-Britannique, toutefois, la situation est très différente de celle de l’Ontario et de l’Alberta.
« En Colombie-Britannique, nous sommes résolument revenus aux auditions en personne », déclare la juge Shelley Fitzpatrick, qui a été nommée à la Cour suprême en 2010. « Par défaut, tout se fait en personne. »
Il existe toutefois une possibilité de demander une participation par vidéoconférence sur MS Teams en Colombie-Britannique.
« Dans le domaine de l’insolvabilité, cela m’est assez régulièrement demandé par des avocats qui sont en dehors de la ville », indique la juge Fitzpatrick. « Ma réponse est que je suis très flexible en la matière, à condition que ce soit approprié, bien sûr. »
Par exemple, la juge Fitzpatrick est actuellement saisie d’une cause concernant une entreprise de Nouvelle-Écosse qui a nécessité des auditions à distance.
« Il n’est tout simplement pas logique de mettre un avocat dans un avion et de lui imposer les dépenses connexes alors que nous sommes dans une situation d’insolvabilité. Il est évident que son client n’a pas des sommes importantes à consacrer à des frais de déplacement. »
Bien qu’elle préfère de loin les auditions en personne, elle ajoute : « Je n’ai encore jamais refusé à quelqu’un la possibilité de participer par Teams, ce qui ne veut pas dire que je ne pourrais pas le faire. »
Les marchés juridiques restent équilibrés
Certains membres de la communauté juridique craignaient que les auditions en ligne n’attirent davantage d’avocats de l’extérieur de la province, ce qui aurait déséquilibré les marchés locaux. Cependant, aucun des juges que nous avons interrogés n’a estimé que c’était le cas.
D’après la juge Fitzpatrick, les avocats spécialisés en droit de l’insolvabilité en Colombie-Britannique, qui ont tendance à travailler avec de grands cabinets nationaux, « ont vraiment défendu leur place ». « Ils n’ont pas à s’inquiéter de la qualité de leur travail par rapport aux autres avocats du pays.
Cela dit, je vois régulièrement des avocats d’autres provinces », ajoute-t-elle.
Selon le juge à la retraite McEwen, il n’y a pas d’afflux d’avocats de l’extérieur de la ville à Toronto, que ce soit en ligne ou autrement.
« On en voit de temps en temps, mais le Barreau de Toronto est assez important, et ce sont ses membres que l’on retrouve dans 99 % des dossiers », déclare-t-il.
« Ce que je remarque plus, c’est que les membres du Barreau de Toronto se déplacent dans d’autres provinces. »
La juge Horner précise : « Pendant la pandémie, lorsque nous sommes passés en ligne pour toutes nos affaires commerciales, je m’attendais à une augmentation du nombre de juristes venant de l’extérieur de l’Alberta, mais ça n’a pas été le cas.
Les juristes de l’Alberta ont fait savoir qu’ils n’étaient pas inquiets à ce sujet. Ils ont estimé que les avantages des auditions virtuelles l’emportaient sur les inconvénients en matière de marketing. »
La médiation, un outil de plus à notre disposition
L’efficacité est très importante pour les juges et le système commercial en général. La médiation, un autre outil du système judiciaire, est utilisée à cette fin — bien que les règles qui l’entourent varient également d’une province et d’un territoire à l’autre.
En Ontario, les instructions relatives à la pratique donnent au rôle commercial des pouvoirs assez étendus en matière de résolution des litiges, y compris la possibilité d’ordonner une médiation judiciaire, selon le juge à la retraite McEwen.
« Les questions de procédure en cours sont traitées dans le cadre de conférences préparatoires », explique-t-il. « C’est probablement la raison d’être du rôle commercial : donner un accès aux juges pour traiter des affaires au moyen d’une série de conférences préparatoires. Celles-ci font avancer les choses. »
Les juges de l’Alberta ont moins de pouvoir discrétionnaire, mais la juge Horner indique que la médiation est un outil émergent dans cette province où la Cour du banc du roi et la Cour d’appel proposent toutes deux la résolution judiciaire des différends et le mode substitutif de résolution des différends.
« Vous pouvez prendre rendez-vous avec un juge, déposer de courts mémoires dans une affaire et fixer une date pour rencontrer un juge dans une salle de conférence afin de voir s’il est possible de résoudre l’affaire en question sans passer par le tribunal.
C’est ce que nous proposons. Toutefois, en Alberta, nous n’avons pas la possibilité d’ordonner aux parties de recourir au mode substitutif de résolution des différends.
Les juges ne peuvent pas non plus ordonner une médiation avant les auditions ni ordonner aux parties de recourir à un processus de résolution des litiges différent en dehors du tribunal », déclare-t-elle, ajoutant que si une ordonnance est demandée et acceptée, elle est disposée à envoyer une affaire en médiation sans hésiter.
Il est déjà arrivé à la juge Fitzpatrick de faire sortir les avocats hors de la salle pour discuter d’une affaire au milieu des auditions afin qu’ils règlent eux-mêmes certains problèmes.
« Il peut arriver à l’occasion qu’on leur demande de se parler », précise-t-elle. « Comme je le leur rappelle lorsque c’est nécessaire, ils devraient idéalement discuter avec la partie adverse avant même d’atteindre les marches du palais de justice pour voir si une solution est possible.
En ce qui concerne la médiation formelle, nous avons les conférences de règlement judiciaire, mais je n’ai jamais participé à l’une d’entre elles dans une situation d’insolvabilité au sein de notre tribunal. Compte tenu de la pénurie de juges et de notre charge de travail normale, les conférences de règlement ne sont pas une priorité pour notre tribunal, car nous n’avons tout simplement pas la capacité judiciaire nécessaire. »
Modifications de la législation canadienne en matière d’insolvabilité
Le pouvoir discrétionnaire des juges a évolué d’une autre manière au cours des 15 à 20 dernières années. En effet, nous assistons à une tendance croissante à la codification du droit canadien de l’insolvabilité par le Parlement dans des lois fédérales, par opposition au recours à la jurisprudence.
La juge Horner indique que la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) était autrefois une loi très courte — elle contenait une trentaine d’articles seulement, par rapport aux quelque 2 000 articles de la Loi de l’impôt sur le revenu, par exemple.
« Elle était très simple et courte, et formulée de manière très générale et laissait une large part à la discrétion des juges », ajoute-t-elle.
« Les juges interprètent la loi en fonction d’un cadre stratégique général et sont en mesure d’agir et de réagir en fonction de la situation précise dont ils sont saisis.
Plus on codifie la pratique, plus on l’écrit, plus le pouvoir discrétionnaire du juge se réduit, ce qui n’est pas forcément une bonne chose.
Afin d’être agile et d’offrir un avantage par rapport au système américain aux entreprises qui déposent des dossiers transfrontaliers, je pense qu’il est important que nous conservions un large pouvoir de discrétion judiciaire », déclare-t-elle.
Le juge à la retraite McEwen décrit également la situation comme étant normale dans l’ensemble, mais a noté des modifications qui ont attiré l’attention de la Section du droit de l’insolvabilité de l’Association du Barreau.
La première, qui visait la LACC en 2019, a fait passer la période de suspension initiale de 30 jours à 10 jours. Une suspension empêche les créanciers d’engager des procédures pour recouvrer des dettes.
Au départ, le Barreau n’était « pas très enthousiaste », car cela réduisait le temps de préparation, précise le juge.
Une deuxième modification prévoit un redressement limité, y compris un financement temporaire et une sûreté, « qui est normalement nécessaire à la continuation de l’exploitation de la compagnie débitrice pendant cette période de 10 jours », ajoute-t-il.
La raison de cette modification était que le gouvernement souhaitait renforcer la protection des travailleurs, garantir des procédures équitables et plus transparentes, et permettre à un plus grand nombre de parties prenantes de participer.
« Pour moi, il s’agit d’un changement important », déclare le juge à la retraite McEwen. « Les gens s’y sont bien adaptés, mais cela a rendu la procédure d’obtention de la suspension initiale plus dense et plus rigoureuse. »
Une autre modification qui a suscité son intérêt est celle qui a touché la Loi canadienne sur les sociétés par actions, également en 2019, et qui a principalement porté sur les devoirs des directeurs de sociétés.
« Un article a été ajouté pour préciser la définition du "meilleur intérêt de la société". Les employés, les créanciers et les actionnaires sont, comme on peut s’y attendre, inclus, mais il est également question de l’environnement, ce qui implique que les personnes qui ont des préoccupations environnementales pourraient déposer une plainte en vertu de cette loi et obtenir des réparations.
Il est certain que cela a changé la façon dont nous avons accordé les ordonnances initiales. »
Selon la juge Fitzpatrick, de nombreuses modifications apportées à la législation au fil des ans n’ont fait qu’entériner le droit jurisprudentiel.
« Il y a quelques exemples où le pouvoir discrétionnaire a été supprimé. L’un d’entre eux concerne l’obligation de tenir une nouvelle audition dans les dix jours, ainsi qu’une restriction sur les redressements qui peuvent être accordés dans l’ordonnance initiale », déclare-t-elle.
« Je pense que cette disposition est bonne et qu’elle s’appuie sur de bonnes raisons politiques. En outre, la modification permet toujours une certaine flexibilité dans les mesures de redressement accordées, si le juge estime qu’elles sont raisonnablement nécessaires d’ici la nouvelle audition. »
Au sujet des changements que la codification a apportés à la pratique judiciaire, elle précise qu’il ne s’agit pas, selon elle, de différences importantes.
« Les nouvelles modifications ont fait l’objet d’une réflexion approfondie, et je pense que le gouvernement est très attentif aux réactions des organisations professionnelles sur ces propositions. »