Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Printemps/Été 2024 > Faire valoir les délais de prescription à titre de défense en contexte de faillite
Faire valoir les délais de prescription à titre de défense en contexte de faillite
Commentaire sur la décision rendue dans le cadre du litige opposant AssessNet Inc. et Ferro Estate, 2023 ONCA 577
Par Matilda Lici, collaboratrice, Aird & Berlis LLP et Sam Babe, associé, Aird & Berlis LLP
La Cour d’appel de l’Ontario, dans la décision AssessNet Inc. c. Ferro Estate, 2023 ONCA 577, s’est récemment penchée sur la question de savoir si une action intentée à l’égard d’une réclamation cédée au titre de l’article 38 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») sera prescrite en vertu de la Loi de 2002 sur la prescription des actions (la « Loi sur la prescription des actions »). À titre de créancier de l’actif de faillite de Lucio Anthony Ferro, AssessNet Inc. (l’« appelant ») a fait valoir une revendication contre un cabinet comptable et un de ses employés (les « défendeurs »), qui étaient collectivement l’ancien syndic de faillite de l’actif de Lucio Anthony Ferro (le « syndic initial »), pour leurs actes et omissions présumés dans le cadre de l’administration de la faillite de M. Ferro.
M. Ferro a procédé à une cession de ses biens en mars 2015. M. Ferro était directeur d’un cabinet d’avocats auquel AssessNet avait fourni des rapports médicaux pour les réclamations pour dommages corporels de ses clients. Le directeur d’AssessNet a été choisi comme l’un des deux inspecteurs nommés à l’actif de Ferro. En novembre 2015, le syndic initial a obtenu une ordonnance approuvant la vente des dossiers des clients du cabinet d’avocats à un autre cabinet d’avocats moyennant un pourcentage des honoraires découlant de ces dossiers. Le 22 novembre 2016, le cabinet d’avocats ayant fait l’achat des dossiers a informé le syndic initial que bon nombre des dossiers achetés avaient déjà fait l’objet d’un règlement. En mars 2016, les inspecteurs nommés à l’actif ont discuté, avec le syndic initial, de certaines réclamations possibles de l’actif à l’encontre des personnes qui avaient été responsables de l’exécution et de la supervision des fonctions financières et administratives du cabinet d’avocats (les « administrateurs »). Lors de la deuxième assemblée de créanciers, le syndic initial a été éconduit et remplacé par un nouveau syndic. Le 13 mars 2018, l’appelant a demandé une ordonnance en vertu de l’article 38 de la LFI pour que la réclamation liée à l’actif du failli lui soit cédée et a été autorisé à entreprendre des procédures, en son propre nom et à ses propres frais, contre les défendeurs. L’action de l’appelant intentée contre les défendeurs a débuté la journée même. L’appelant a invoqué, entre autres choses, la négligence et le manquement aux obligations fiduciaires des défendeurs, qui avaient omis de superviser ou contrôler la conduite des administrateurs.
Les défendeurs ont demandé un rejet sommaire de l’action en raison du fait qu’elle était prescrite, et le juge saisi de la requête a accordé un jugement sommaire rejetant cette action. Le juge saisi de la requête a conclu qu’au 22 février 2016 (c.-à-d. la date à laquelle les défendeurs ont informé les inspecteurs que le cabinet d’avocats acheteur avait signalé que de nombreux dossiers parmi ceux achetés avaient fait l’objet d’un règlement), l’appelant avait à sa disposition suffisamment de renseignements desquels déduire de manière plausible la responsabilité des défendeurs.
La Cour d’appel a accueilli l’appel et annulé le rejet de l’action de l’appelant. Ce faisant, la Cour a fourni d’importantes lignes directrices au sujet de l’interaction entre l’article 38 de la LFI et les dispositions de la Loi sur la prescription des actions.
1. Les réclamations cédées au titre de l’article 38 de la LFI mettent en cause l’article 12 de la Loi sur la prescription des actions
L’article 4 de la Loi sur la prescription des actions prévoit un délai de prescription de base de deux ans à partir de la date de découverte des faits qui donnent naissance à une réclamation. L’article 5 de cette loi définit un cadre permettant de déterminer à quel moment les faits sont découverts. La question primordiale est de savoir si le réclamant connaissait ou, en faisant preuve d’une diligence raisonnable, aurait dû connaître les faits importants stipulés à l’alinéa 5(1)a) qui donnent lieu à une réclamation.
Lorsqu’un réclamant présente une réclamation par l’entremise d’un prédécesseur titulaire du droit, du titre ou de l’intérêt, l’analyse de l’article 5 doit être menée en tenant compte de l’article 12 de la Loi sur la prescription des actions. L’article 12 prévoit que pour l’application de l’alinéa 5(1)a), dans le cas d’une instance introduite par un réclamant, le réclamant est réputé avoir connaissance des faits visés à l’alinéa 5(1)a) le premier en date des jours suivants : (i) le jour où le prédécesseur a appris ces faits ou aurait dû les apprendre; ou (ii) le jour où le réclamant (ou l’ayant droit) a appris ces faits ou aurait dû les apprendre.
En contexte de faillite, les réclamations contre les faillis peuvent être cédées par le syndic de faillite à un créancier en vertu d’une ordonnance au titre de l’article 38 de la LFI. La Cour d’appel a confirmé que lorsque des réclamations sont cédées – comme dans ce cas-ci – en vertu de l’article 38, l’analyse permettant de déterminer la découverte des faits au titre de l’article 5 de la Loi sur la prescription des actions pour déterminer si la réclamation cédée est prescrite doit être étayée par l’article 12 de la Loi sur la prescription des actions. Il faut tenir compte de la connaissance des faits par le prédécesseur dans l’analyse de la découverte des faits, et pas seulement de la connaissance de ces faits par le réclamant.
Ce n’est pas la première fois que la Cour d’appel statue qu’une cession au titre de l’article 38 met en cause l’article 12, mais cette décision a ceci d’unique que la réclamation en cause est survenue à la suite du dépôt de bilan, à l’encontre du syndic initial. Étant donné que la réclamation : (i) est initialement survenue à l’encontre du syndic initial et a été conférée à ce même syndic; et qu’elle (ii) est passée du syndic initial au syndic de remplacement sans cession ni transfert, la question à régler lors d’un prochain procès sera de déterminer quelle connaissance – celle du syndic initial ou du syndic de remplacement – sera considérée comme connaissance pertinente du prédécesseur aux fins de l’article 12 de la Loi sur la prescription des actions.
2. Le fardeau de la preuve incombe aux défendeurs qui présentent une défense liée au délai de prescription
L’échéance d’un délai de prescription est une défense affirmative et le défendeur qui présente cette défense a le fardeau d’en faire la preuve. Un défendeur peut invoquer la présomption prévue au paragraphe 5(2) de la Loi sur la prescription des actions selon laquelle les faits ont été découverts le jour où a eu lieu l’acte ou l’omission qui a donné naissance à la réclamation. Pour réfuter cette présomption, un demandeur n’a qu’à démontrer que le moment où il a réellement pris connaissance des faits au sens de l’alinéa 5(1)a) n’était pas la date à laquelle se sont produits les événements donnant lieu à la réclamation. Si le demandeur réfute la présomption, il revient au défendeur de démontrer que le demandeur était au courant, ou aurait dû être au courant, des éléments définis à l’alinéa 5(1)a) plus de deux ans avant le début des procédures.
Dans le cas qui nous intéresse, les faits concernaient la période d’après-faillite, soit entre le 12 mars et le 22 décembre 2015. Une fois que l’appelant a établi que ni lui ni son prédécesseur titulaire du droit n’avaient connaissance des faits pendant cette période d’après-faillite, il est revenu aux défendeurs de démontrer que l’appelant ou son prédécesseur titulaire de droit était au courant ou aurait dû être au courant des faits définis à l’alinéa 5(1)a) au moins deux ans avant que la poursuite ne soit intentée.
La Cour d’appel a confirmé qu’à titre de partie requérante dans le cadre d’un jugement sommaire de rejet de la réclamation en raison du fait qu’elle était prescrite, les défendeurs avaient aussi pour responsabilité de démontrer qu’il n’existait aucune question nécessitant un procès.
3. En contexte de faillite, les faits doivent être constatés en vertu de l’article 12 de la Loi sur la prescription des actions
Afin de déterminer si la réclamation cédée d’un failli est prescrite, un tribunal doit tenir compte du fait que le demandeur avait le droit de poursuivre la réclamation uniquement après avoir obtenu l’ordonnance nécessaire au titre de l’article 38 de la LFI et – dans le cas où la réclamation est présentée à l’encontre d’un syndic – l’ordonnance requise au titre de l’article 215 de la LFI.
Le tribunal doit procéder à une constatation de faits pour : (i) identifier le « prédécesseur » aux fins de l’article 12 de la Loi sur la prescription des actions; (ii) déterminer le moment où ce prédécesseur a appris ou aurait raisonnablement dû connaître les faits définis à l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur la prescription; et (iii) déterminer à quel moment le cessionnaire de la réclamation, à titre de « titulaire du droit de réclamation », a appris ou aurait raisonnablement dû apprendre les faits définis à l’alinéa 5(1)a).
La Cour d’appel a déterminé que le juge avait commis une erreur en omettant de tenir compte du moment où l’appelant était devenu ou aurait dû devenir le « titulaire du droit de réclamation ». Le juge a ignoré le fait que l’appelant n’était pas un réclamant de plein droit et qu’il ne pouvait pas entreprendre de recours contre le syndic initial sans d’abord obtenir une cession de la réclamation et une ordonnance autorisant le début des recours. En plus d’être un créancier de plein droit, l’appelant était un représentant de la masse créancière ayant pour obligation légale de superviser l’administration de l’actif. Par conséquent, le juge saisi de la requête a omis de constater les faits au sujet du moment où l’appelant aurait raisonnablement dû savoir que le recours était approprié, compte tenu de ses capacités et des circonstances.
Conclusion
Cette décision rappelle que le contexte de la faillite qui donne lieu à un recours doit étayer toute analyse visant à déterminer si ce recours est prescrit en vertu de la Loi sur la prescription des actions. Les défendeurs qui font valoir que le recours n’a pas été présenté à temps portent le fardeau de la preuve pour démontrer que le réclamant ou son prédécesseur titulaire de droit savait ou aurait raisonnablement dû savoir que le recours était approprié plus tôt qu’au moment où il a finalement été intenté.