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Évolution des taux d’insolvabilité commerciale : la conjoncture et au-delà
Benoit Mario Papillon, Ph.D.
Département de finance et économie,
École de gestion, UQTR
Le BSF rapporte pour 2022 un taux d’insolvabilité commerciale de 0,8 entreprise par mille entreprises existantes. C’est plus élevé que pour 2021 dont le taux était de 0,6 par mille. Une augmentation de 0,2 par rapport à une valeur de 0,6 représente un taux d’augmentation de 33.3%, c’est notable. Par ailleurs, c’est la seule augmentation significative du taux annuel d’insolvabilité commerciale au Canada en 25 ans. Le fait marquant de cette période de 25 ans est la chute très marquée du taux d’insolvabilité commerciale au Canada.
D’un taux de 13,9 entreprises par mille en 1997, il est passé vingt ans plus tard sous la barre de 1 par mille, plus précisément 0,9 par mille en 2017. C’est une chute de plus de 90%. Il y a lieu de parler ici d’une tendance lourde, car mis à part un très léger soubresaut, d’un taux de 5,7 par mille à un taux de 5,8 par mille de 2000 à 2001, cette chute marquée s’est faite de façon graduelle et continue. Et cela, malgré une hausse des taux d’intérêt autour de l’année 2000 et autour de l’année 2008.
Pour expliquer cette évolution, il est nécessaire de prendre en compte la conjoncture, particulièrement pour les années récentes. La chute très marquée sur le long terme demande de prendre aussi en compte d’autres variables.
Évolution récente, politiques Covid et coût du crédit
De nombreuses recherches empiriques, au Canada et ailleurs, combinant au total plusieurs décennies d’observations, ont démontré qu’une hausse du coût du crédit affectait à la hausse le taux d’insolvabilité commerciale. La hausse significative du taux d’insolvabilité commerciale depuis 2021 est imputable, au moins en partie à la hausse du coût du crédit.
L’effet de la hausse du coût du crédit est d’autant plus important que pendant la décennie 2010, le taux préférentiel pour le financement bancaire est demeuré autour de 3%, ce qui est un taux historiquement bas, même en remontant aux années 1940. Plusieurs entreprises démarrées au cours de cette décennie ont atteint le seuil de rentabilité avec des modèles d’affaires supposant que le coût du capital est très bas. Avec un taux préférentiel passant rapidement de 3% à 6% et même plus, bon nombre d’entre elles deviennent insolvables. L’année 2022, de même que l’année 2023, combinent donc l’effet cumulatif de ces modèles d’affaires appliqués sur plusieurs années. Le phénomène Covid et certaines politiques publiques pour en réduire les conséquences néfastes viennent amplifier cet effet cumulatif.
Les entreprises impliquées dans la fourniture de biens et services médicaux nécessités pour contenir le Covid ont connu une bonne rentabilité. Mais pour les autres entreprises, la crise sanitaire s’est traduite par des pertes de revenus et des hausses de coûts, poussant un certain nombre d’entre elles dans un état d’insolvabilité, même si leur modèle d’affaires générait un bon niveau de rentabilité avant la crise. Les politiques publiques de portée générale comme le Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC), ou de portée sectorielle comme pour le transport aérien, ont limité les conséquences de la crise. Parmi les entreprises ayant bénéficié de ces politiques, un certain nombre aurait connu l’insolvabilité sans la crise sanitaire. Le retrait de ces politiques a un effet sur le taux d’insolvabilité qui s’ajoute à l’effet cumulatif évoqué précédemment en lien avec une décennie de taux préférentiels exceptionnellement bas. Ces considérations ne contestent pas le bien-fondé de ces politiques. Elles visent simplement une interprétation plus complète de l’évolution du taux d’insolvabilité commerciale.
Au cours de la crise sanitaire, plusieurs gouvernements ont pris des mesures exceptionnelles affectant la vie des entreprises et des citoyens, comme la fermeture partielle ou totale de certaines entreprises et places commerciales. À plus d’une reprise, on a comparé la crise sanitaire à la situation d’un pays en guerre, quand les gouvernements doivent mettre en place des mécanismes économiques typiques des économies très centralisées : allocation par quota des produits de base comme le charbon et l’acier aux secteurs prioritaires, coupons de rationnement pour gérer les pénuries de biens de consommation… Au Canada durant la guerre 1939-45, cette centralisation a été réalisée sous la gouverne du ministre C.D. Howe. De diverses manières, ceci nous ramène à certains enjeux soulevés par la chute marquée du taux canadien d’insolvabilité commerciale au cours des dernières décennies.
L’insolvabilité commerciale : pointe de l’iceberg ou indice révélateur d’éléments fondamentaux?
Le taux d’insolvabilité commerciale est le produit de deux composantes. La première composante est la proportion d’entreprises en difficulté financière au point d’être insolvables, dans la population totale d’entreprises. La seconde composante est la proportion d’entreprises entrant dans une procédure d’insolvabilité parmi le sous-ensemble d’entreprises en difficulté financière au point d’être insolvables.
La seconde composante mesure la portée des lois en matière d’insolvabilité. À la limite, cette composante peut valoir 1 si toutes les entreprises en difficulté financière au point d’être insolvables entrent dans une procédure d’insolvabilité. Si les bénéfices attendus d’une procédure d’insolvabilité sont faibles en regard des frais encourus et délais de réalisation, la valeur sera inférieure à 1. Ce calcul bénéfices-coûts est tributaire du niveau de détérioration du bilan de l’entreprise. Il est également conditionné par les dispositions légales en matière de garanties et de sûretés pour des créanciers.
La première composante du taux d’insolvabilité, soit la proportion d’entreprises en difficulté dans la population totale d’entreprises, est tributaire de variables structurelles. Si l’économie d’un pays est largement composée de secteurs avec des barrières à l’entrée importante, par exemple la sidérurgie, il y aura peu de concurrence. La rivalité entre les entreprises existantes peut être forte mais la venue de nouveaux concurrents menaçant leur rentabilité est peu probable. La première composante sera aussi tributaire de variables institutionnelles. Si les banques ont des liens très étroits avec les entreprises, ou comme c’est le cas au Japon, sont reliées à des grands groupes, des mesures correctrices seront rapidement prises pour éviter les difficultés, ou pour les masquer. Il y a une trentaine d’années, les premières recherches sur les entreprises zombies se sont inspirées de cette dernière possibilité pour analyser comment les pratiques sous-jacentes peuvent réduire la concurrence, l’innovation et la croissance de la productivité.
Ces considérations sur le taux d’insolvabilité commerciale et l’effet de la conjoncture accréditent la thèse voulant que le phénomène d’insolvabilité commerciale est analogue à la pointe d’un iceberg, reflétant et combinant les effets d’une masse de facteurs agissant sous la surface. Mais cette thèse, aussi inclusive qu’elle soit, ne reconnaît pas toute l’information dont le phénomène d’insolvabilité commerciale peut être porteur.
La première composante du taux d’insolvabilité commerciale dépend non seulement de variables structurelles et institutionnelles mais également des politiques publiques, dont la politique sur la concurrence et les programmes de subventions aux entreprises. Des recherches récentes suggèrent trois choses : 1) la concurrence dans l’économie canadienne est moins forte qu’il y a quelques décennies, 2) les subventions aux entreprises représentent des montants de plus en plus importants et 3) le taux de démarrage de nouvelles entreprises et l’esprit entrepreneurial sous-jacent auraient diminué.
Avant les écrits sur les entreprises zombies, la recherche sur les économies centralisées, particulièrement en Europe de l’Est, s’est intéressée à un phénomène très similaire, en étudiant la contrainte budgétaire souple des « entreprises » ou unités de production de ces économies. L’énergie des gestionnaires de ces unités de production, systématiquement à l’abri de la concurrence, était en partie canalisée vers des considérations politiques en vue d’obtenir les ressources leur permettant d’opérer, et par le fait même cette énergie était détournée de la recherche sur des façons de mieux répondre, et à moindre coût, aux besoins de la population qu’ils doivent servir, directement ou indirectement avec l’offre de services et biens semi-transformés à d’autres entreprises. Un défi de la décentralisation pour ces économies a été de mettre en place un régime d’insolvabilité. Est-ce possible que l’importance croissante des subventions aux entreprises dans l’économie canadienne, et la concurrence moindre, détournent à la fois l’énergie entrepreneuriale dans certains secteurs et neutralisent l’effet sélectif d’un régime d’insolvabilité?
Les pressions inflationnistes courantes dans l’économie canadienne sont généralement interprétées comme un phénomène conjoncturel. Il y a une autre interprétation possible. La notion de contrainte budgétaire souple est souvent associée à l’économiste hongrois Janos Kornai, qui a concentré sa recherche sur les lacunes des économies centralisées. Parmi les autres travaux notables de Kornai, il y a un traité sur l’économie des pénuries. Ces deux notions, contrainte budgétaire souple et pénuries, suggèrent d’autres causes possibles de la hausse des prix.
Avec la décennie 2010 qui a culminé avec des politiques gouvernementales très énergiques relatives au Covid, et on peut remonter aux politiques gouvernementales énergiques ayant entouré la crise financière de 2008, y-a-t-il lieu d’envisager l’hypothèse selon laquelle l’économie canadienne aurait connu des changements fondamentaux la rendant plus centralisée? La chute marquée à long terme du taux d’insolvabilité commerciale suggère d’envisager cette possibilité. Est-ce qu’une ministre ou un ministre devrait être mandaté pour la reconstruction et la libre entreprise comme C.D. Howe l’a été en 1945?