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Responsabilité des administrateurs — défense de diligence raisonnable et ordonnance de dévolution inversée (ODI)
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Par Chris Nyberg, associé, MLT Aikins
Les nombreuses insolvabilités dans le secteur du cannabis survenues au Canada dans les cinq dernières années ont mis en lumière plusieurs enjeux particuliers, parmi lesquels la question de la responsabilité des administrateurs envers la Couronne en ce qui concerne les taxes d’accise non versées.
L’article 295 de la Loi de 2001 sur l’accise (Canada) (la « Loi sur l’accise »), prévoit que les administrateurs d’une personne morale peuvent être tenus responsables des droits et intérêts impayés par cette dernière. En d’autres termes, si une personne morale ne verse pas les droits ou intérêts exigés, ses administrateurs au moment des faits en sont solidairement responsables avec elle. Cette disposition s’apparente au paragraphe 227.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) (LIR) et à l’article 323 de la Loi sur la taxe d’accise (Canada) (LTA). Cette approche est justifiée ainsi par la Cour dans l’affaire Hirjee c. Le Roi, 2023 CCI 4 (« Hirjee ») :
Contrairement aux fournisseurs d’une société qui peuvent limiter leurs risques financiers en exigeant des paiements comptants en avance, la Couronne est un créancier involontaire. Le niveau des risques encourus par la Couronne à l’égard d’une société peut donc croître si la société poursuit ses activités en versant aux employés les salaires nets sans effectuer les versements des retenues à la source sur ces salaires, ou si la société décide de percevoir la TPS/TVH des clients sans déclarer et verser ces montants en temps opportun.
Toutefois, la responsabilité des administrateurs pour les montants non versés n’est pas absolue : elle demeure conditionnelle et peut être écartée par la démonstration d’une diligence raisonnable. En effet, le paragraphe 295(2) de la Loi sur l’accise précise que les administrateurs d’une personne morale n’encourent de responsabilité que si :
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un certificat précisant la somme pour laquelle la personne morale est responsable a été enregistré à la Cour fédérale en application de l’article 288 de la Loi sur l’accise, et il y a eu défaut d’exécution totale ou partielle à l’égard de cette somme;
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la personne morale a entrepris des procédures de liquidation ou de dissolution, ou elle a fait l’objet d’une dissolution, et une réclamation de la somme pour laquelle elle est responsable a été établie dans les six mois suivant le début des procédures ou, si elle est antérieure, la date de la dissolution;
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la personne morale a fait une cession ou une ordonnance de faillite a été rendue contre elle en application de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (Canada) (LFI) et une réclamation de la somme pour laquelle elle est responsable a été établie dans les six mois suivant la cession ou l’ordonnance.
À noter : La responsabilité des administrateurs à l’égard de la taxe d’accise n’est pas déclenchée par l’ouverture d’une procédure de proposition en vertu de la LFI ni par l’ouverture d’une procédure en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (Canada) (LACC), mais par une faillite ultérieure qui découlerait de telles procédures. L’Agence du revenu du Canada (ARC) s’est aussi prononcée sur plusieurs procédures d’insolvabilité pour des entreprises de production de cannabis. Elle précise qu’il lui est interdit d’imposer une société débitrice lorsque des procédures sont suspendues. Ainsi, l’ARC attend généralement de produire une preuve de réclamation dans le cadre de la faillite pour entamer des recours contre les administrateurs concernés.
Administrateurs réputés
Il est important de noter que la Loi sur l’accise ne désigne que les administrateurs, et non les cadres, en ce qui concerne la responsabilité personnelle relative aux dettes d’accise. Cependant, selon les circonstances, des personnes qui ne sont pas officiellement administrateurs, comme des cadres, peuvent être réputées agir à titre d’administrateurs de fait lorsqu’elles exercent des fonctions correspondantes, et peuvent ainsi être imposées par l’ARC, comme l’indique la Circulaire d’information IC89-2R3 de l’ARC.
Moyens de défense
Délai de prescription
La Loi sur l’accise prévoit des moyens de défense pour les administrateurs, mais ceux-ci doivent être mis en œuvre de manière proactive. Le moyen de défense le plus facile à faire valoir en cas d’imposition potentielle repose sur le délai de prescription des réclamations prévu par la loi. L’ARC ne peut pas imposer un administrateur pour les montants dus par une personne morale si celui-ci a quitté ses fonctions plus de deux ans avant la date d’établissement de la cotisation.
Les administrateurs siégeant au conseil d’administration d’une personne morale dont les obligations fiscales sont importantes devraient se demander s’il est préférable de conserver leur poste ou s’il serait plus judicieux de démissionner afin de faire courir le délai de prescription. Il est essentiel qu’une telle démission soit consignée et que le registre des sociétés approprié soit mis à jour afin d’en informer le public et, surtout, l’ARC. Un manquement à cette règle peut entraîner l’impossibilité d’échapper à la responsabilité fiscale, comme le montre la décision Tozer c. La Reine, 2018 CCI 56. Il faut également éviter d’être le dernier administrateur à quitter ses fonctions. Le dernier administrateur peut être considéré comme l’administrateur de la société et être tenu responsable, et ce même s’il a officiellement quitté ses fonctions et n’agit pas à titre d’administrateur de fait.
Nonobstant les considérations de délai, tous les administrateurs sont solidairement responsables les uns des autres. Ainsi, bien que l’ARC cherche généralement à faire exécuter le jugement d’abord contre les administrateurs disposant de ressources, tout administrateur visé peut, en vertu du paragraphe 295(8) de la Loi sur l’accise, réclamer la contribution des administrateurs qui n’auraient pas contribué.
Défense de diligence raisonnable
Le deuxième moyen de défense, plus difficile à faire valoir, est fondé sur la diligence raisonnable prévue au paragraphe 295(3) de la Loi sur l’accise. Cette disposition stipule qu’un administrateur n’est pas responsable d’un manquement de la personne morale à son obligation de versement s’il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement que ne l’aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.
Bien que la jurisprudence soit rare pour la défense prévue au paragraphe 295(3), les dispositions équivalentes du paragraphe 227.1 de la LIR et de l’article 323 de la LTA ont été amplement prises en compte par les tribunaux au cours des 15 dernières années.
La décision Buckingham c. La Reine, 2011 CAF 142 (« Buckingham ») fait autorité en ce qui concerne la disponibilité des moyens de défense fondés sur la diligence raisonnable en vertu de la LIR et de la LTA. Elle a été suivie par la Cour d’appel fédérale dans la décision Balthazard c. La Reine, 2011 CAF 331 (« Balthazard »), puis dans la décision Ahmar c. Canada, 2020 CAF 65 (« Ahmar »).
Dans la décision Buckingham, la Cour d’appel fédérale a conclu que la norme de soin, de compétence et de diligence exigée au titre du paragraphe 323(3) de la LTA est une norme objective, selon laquelle tout administrateur ou dirigeant d’une personne morale doit, dans l’exercice de ses fonctions, « agir avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente ». Cette norme objective signifie que les administrateurs ne peuvent plus s’appuyer sur leurs compétences, connaissances ou capacités personnelles, ou plus important encore, sur l’absence de celles-ci, pour invoquer la défense de diligence raisonnable.
Cela dit, dans la décision Moriyama c. Canada, 2005 CAF 207, la Cour a reconnu que les administrateurs ne sont pas tenus de prendre toutes les mesures possibles et imaginables pour éviter que les sociétés ne manquent à leurs obligations fiscales. Dans la décision Balthazard, la Cour a conclu que la défense fondée sur la diligence raisonnable d’un administrateur peut être invoquée à l’égard d’une obligation envers l’ARC « que ni l’administrateur, ni sa société, ni les autorités fiscales [sic] pouvaient raisonnablement identifier avant la faillite de l’entreprise ». Le critère établi dans la décision Buckingham est énoncé ci-dessous :
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La norme de soin, de compétence et de diligence exigée au paragraphe 323(3) de la LTA est une norme objective. Cette norme objective écarte le principe de common law selon lequel la gestion d’une société par un administrateur doit être jugée suivant les compétences, les connaissances et les aptitudes personnelles de celui-ci. Une norme objective ne signifie toutefois pas que les circonstances propres à un administrateur ne doivent pas être prises en compte. Ces circonstances doivent être prises en compte, mais elles doivent être considérées au regard de la norme objective d’une « personne raisonnablement prudente ».
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L’examen de la conduite d’un administrateur donné aux fins de cette norme objective commence lorsqu’il devient évident pour l’administrateur, agissant raisonnablement et avec le soin, la diligence et la compétence qui sont requises, que la société entame une période de difficultés financières.
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Une société qui fait face à des difficultés financières pourrait se hasarder à réaffecter les versements dus à la Couronne afin de payer d’autres créanciers et ainsi assurer la poursuite de ses activités. C’est précisément une telle conjoncture que le paragraphe 323(3) de la LTA vise à éviter. Le moyen de défense employé ne doit pas servir à encourager de tels défauts de versement en permettant aux administrateurs d’invoquer une défense de soin, de diligence et de compétence lorsqu’ils financent les activités de leur société à l’aide de remises dues à la Couronne, en espérant ou non remédier plus tard à ces défauts.
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Puisque la responsabilité des administrateurs à ces égards n’est pas absolue, il est possible qu’une société puisse ne pas effectuer des remises à la Couronne sans que la responsabilité solidaire des administrateurs soit engagée.
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Ce qui est requis des administrateurs, c’est qu’ils démontrent qu’ils se sont effectivement préoccupés des versements fiscaux et qu’ils se sont acquittés de leur obligation de soin, de diligence et de compétence afin de prévenir le défaut de la société de verser les montants visés.
Comme l’a souligné la Cour dans la décision Ayoub c. Le Roi, 2025 CCI 48, le critère exige une norme de diligence accrue lorsque les administrateurs sont conscients de la situation financière critique de leurs sociétés. Un administrateur qui a connaissance de la situation financière critique de sa société doit agir rapidement pour prévenir tout défaut de versement des impôts nets. La responsabilité de l’administrateur sera évaluée selon le respect de cette exigence.
De plus, la défense porte sur les actions des administrateurs pour prévenir le défaut de versement au moment des faits. Elle ne porte pas sur leurs actions réparatrices subséquentes. La Cour l’a d’ailleurs mentionné dans la décision Ambs c. La Reine, 2020 CCI 62 :
J’estime qu’il est essentiel de ne pas perdre de vue la question qui est au cœur du présent appel, savoir si les administrateurs en l’espèce ont exercé la diligence raisonnable requise pour prévenir le défaut de versement de la compagnie. Il ne s’agit pas nécessairement de la même chose que de se demander s’il était raisonnable de leur part, du point de vue commercial, de continuer à exploiter l’entreprise. Pour être en mesure d’invoquer le moyen de défense tiré du paragraphe 227.1(3), il faut normalement qu’ils aient pris des mesures positives qui, si elles aboutissaient, auraient pu prévenir le défaut de versement. Il faut donc examiner si ce qu’ont fait ces administrateurs pour prévenir le défaut satisfait à la norme de soin, de diligence et d’habileté qu’aurait observée une personne raisonnablement prudente dans des circonstances comparables.
Il ne suffira normalement pas que les administrateurs aient continué à exploiter l’entreprise, sachant qu’un défaut de versement était probable mais dans l’espoir que la compagnie reprendrait pied avec une reprise de l’économie ou une amélioration de sa position sur le marché. Dans ces conditions, les administrateurs seront généralement tenus pour avoir accepté le risque inhérent à la gageure que la compagnie serait subséquemment en mesure de verser les sommes dues. Le public n’a pas à assurer contre son gré ce risque, aussi raisonnable qu’il soit du point de vue commercial pour les administrateurs de continuer à exploiter l’entreprise sans rien faire pour prévenir les défauts de versement à l’avenir.
La responsabilité des administrateurs visée au paragraphe 227.1(1) n’est pas assujettie à la condition que la société dispose de suffisamment de fonds pour effectuer les versements des retenues à la source sur les salaires. Dans la décision Balthazard, la Cour a souligné l’importance pour les administrateurs d’agir rapidement s’ils souhaitent faire valoir une défense fondée sur la diligence raisonnable. En effet, plus une entreprise accumule de retards dans le paiement de ses obligations fiscales, plus il devient difficile de soutenir qu’elle ne finance pas ses activités à même les fonds dus à la Couronne.
Les justifications suivantes ont également été rejetées par la Cour :
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Le recours à des conseils de comptables professionnels au sujet des obligations de remise de fonds lorsque les administrateurs participent activement à l’exploitation de l’entreprise. Dans la décision Newhook c. La Reine, 2021 CCI 1, la Cour a tranché qu’un administrateur qui gère une société a l’obligation de superviser, d’examiner et de prendre en considération les conseils du comptable. Il ne peut donc pas rejeter entièrement la faute sur son comptable. Toutefois, l’inverse s’est produit lorsqu’un auditeur d’une société ouverte a manqué de déceler des états financiers falsifiés présentés au conseil d’administration, lesquels indiquaient à tort qu’aucun montant n’était dû à l’ARC.
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Les troubles de santé mentale, sauf dans des circonstances extrêmes. Dans la décision Hirjee, la Cour a conclu que, en ce qui concerne plus particulièrement les obligations d’un administrateur de verser la taxe et la maladie mentale, la question consiste alors à savoir si l’administrateur peut établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’en raison d’une maladie mentale a) il était incapable de comprendre ou d’apprécier l’obligation de prévenir l’omission de la société de verser la taxe, ou b) même s’il l’avait comprise, il n’était pas en mesure de s’acquitter de cette obligation.
Dans le cadre d’un appel d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt, la Cour d’appel fédérale a précisé dans la décision Ahmar que le critère juridique appliqué pour évaluer la conduite du directeur est une question de droit susceptible de révision selon la norme de la décision correcte. En revanche, l’examen et l’appréciation qu’a fait la Cour des éléments de preuve pour déterminer si l’administrateur d’une société a fait preuve de diligence raisonnable sont susceptibles de révision selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.
Circonstances atténuantes
Bien que les actions positives suite au défaut de remise ne constituent généralement pas un fondement qui permet aux administrateurs de faire valoir la défense de diligence raisonnable, la Cour, dans la décision Ambs c. La Reine, 2020 CCI 62 a toutefois reconnu les efforts qu’ont fait les administrateurs pour liquider leurs biens personnels et prêter le produit de ces ventes à la société afin de lui permettre de payer ses créanciers. Si ces administrateurs ont tout de même été tenus responsables, la Cour a recommandé à l’ARC d’envisager de renoncer aux intérêts et aux pénalités compte tenu des circonstances, en exerçant le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 220 (3.1) de la LIR et l’article 281.1 de la LTA.
Position de l’ARC sur les ODI
Une autre solution vers laquelle les administrateurs peuvent se tourner pour atténuer leur responsabilité personnelle dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité consiste à obtenir une quittance personnelle dans le plan d’arrangement ou de transaction, ou encore dans l’ordonnance de dévolution inversée (ODI), rendue à l’égard d’une opération. Le critère d’admissibilité pour une telle quittance est défini par la Cour dans la décision Delta 9 Cannabis Inc (Re), 2025 ABKB 52 (« Delta 9 »).
À l’origine, l’ARC ne s’opposait pas à l’inclusion de ces quittances dans les ODI et les accordait parfois elle-même. Elle adopte cependant une position beaucoup plus stricte depuis Delta 9. Par exemple, l’ARC a pris position dans le cadre des procédures en vertu de la LFI visant Tricanna Industries inc. (« Tricanna ») ainsi que dans les procédures en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) concernant Freedom Cannabis Inc., ce qui pourrait compliquer sa capacité à exercer des recours contre les administrateurs lorsqu’une ODI a été accordée, même si cette ordonnance ne prévoit pas de quittance.
Dans les deux procédures, elle a déterminé que les administrateurs de la société débitrice ne sont pas les administrateurs de la société résiduelle (« ResidualCo »), laquelle est généralement en faillite à la fin des procédures. Par conséquent, les administrateurs de la société débitrice ne sont pas tenus responsables des obligations fiscales transférées à ResidualCo. Dans le cadre de la procédure Tricanna, l’ARC a maintenu sa position et s’est opposée à la délivrance de l’ODI alors qu’une disposition déterminante y était incluse. Celle-ci confirmait que les administrateurs de Tricanna étaient réputés des administrateurs de la société résiduelle aux fins de l’attribution de la responsabilité. Il reste à voir comment la Cour canadienne de l’impôt accueillera ces positions dans les cas où l’ARC chercherait à poursuivre des administrateurs non libérés.
Si vous avez des questions au sujet de la responsabilité des administrateurs, ou si vous souhaitez discuter d’une procédure potentielle, veuillez contacter l’auteur ou l’un des membres du groupe redressement et insolvabilité de MLT.

