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La responsabilité des administrateurs à l’aune de l’insolvabilité
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Par Julien Morissette, avocat et associé, Osler, Hoskin & Harcourt
Introduction
Le « bord de l’insolvabilité » d’une entreprise est souvent un terrain fertile pour les poursuites en responsabilité contre les administrateurs de la société. En 2004, la Cour suprême identifia la source de ce phénomène :
- Les intérêts des actionnaires, ceux des créanciers et ceux de la société peuvent concorder et vont concorder si l’entreprise est rentable, dispose de capitaux suffisants et a de bonnes perspectives de croissance. La situation pourra toutefois être différente si la société commence à avoir des difficultés financières.1
Cet article est un résumé succinct du droit applicable en matière de responsabilité des administrateurs plus particulièrement lorsqu’une entreprise est insolvable ou se rapproche de l’insolvabilité. Les différentes obligations des administrateurs, leurs sources et les moyens utilisés pour en sanctionner l’inexécution y seront tous abordés.
Qui est administrateur?
Tout d’abord, il existe deux types d’administrateurs : l’administrateur de jure et l’administrateur de facto. La Loi canadienne sur les sociétés par actions2 définit le terme « administrateur » de la manière suivante :
- administrateur Indépendamment de son titre, le titulaire de ce poste;3
Les administrateurs de jure sont ceux qui sont choisis en conformité avec les lois corporatives et dont le nom apparaît aux registres appropriés.
Le concept d’administrateur de facto découle surtout de la jurisprudence. L’administrateur de facto est une personne qui agit comme le ferait un administrateur, sans toutefois en posséder le titre officiel. Cette qualification dépendra des actes posés par la personne dans l’administration de la société4. L’administrateur de facto encourt généralement la même responsabilité qu’un administrateur de jure.
La L.c.s.a. prévoit à son paragraphe 109(4) le concept d’administrateur de facto lors d’une situation où tous les administrateurs ont démissionné ou ont été révoqués. L’alinéa 109(5)c) crée cependant une exception pour notamment le syndic de faillite, le séquestre et le séquestre-gérant qui gère une société ou contrôle ses biens dans l’unique but de réaliser les sûretés ou d’administrer les biens d’un failli. En général, bien que la rédaction des dispositions puisse varier, les lois corporatives provinciales mènent au même résultat.
Dans certains cas, les actionnaires auront des responsabilités qui sont normalement celles des administrateurs lorsqu’une convention unanime des actionnaires retire les pouvoirs des administrateurs5. Toutefois, ce mécanisme ne doit pas être utilisé comme un simple moyen de contourner la loi pour les administrateurs de jure. Face à un stratagème, les tribunaux peuvent décider de retenir la responsabilité personnelle de « ceux qui exercent le contrôle décisionnel ultime sur le fonctionnement de la société » en leur reconnaissant le statut d’administrateurs de facto6.
Sources de responsabilité
Les administrateurs ont des obligations fiduciaires, principalement loyauté, diligence et compétence7. Les administrateurs doivent agir dans les meilleurs intérêts de la société, en faisant preuve de soins et de compétence. Aussi, l’exonération de ces devoirs est strictement interdite, sauf en cas de convention unanime des actionnaires8. Cette obligation fiduciaire peut s’étendre dans certains cas aux créanciers. Dans l’arrêt Wise, la Cour suprême du Canada a écrit qu’il peut être légitime de tenir compte des intérêts des créanciers, entre autres parties9.
En plus de leurs obligations fiduciaires, les administrateurs doivent agir de bonne foi. Bien qu’il soit possible de trouver un administrateur responsable sur cette seule base, le seuil est élevé10. En matière de responsabilité délictuelle ou extracontractuelle, il est généralement difficile d’établir une obligation de diligence, en plus de la nécessité de prouver la faute, le préjudice et la causalité.
Dans certains cas, les administrateurs peuvent être sanctionnés lorsqu’ils ne préviennent pas les fournisseurs des risques accrus de l’insolvabilité de l’entreprise, c’est le principe de l’insolvent trading. Ce concept n’est que partiellement accepté en droit canadien, mais la non-divulgation de problèmes financiers peut être fautive lorsque l’administrateur a la connaissance d’une insolvabilité irrémédiable et que le créancier ne sera pas payé11.
Trop nombreuses pour être listées dans cet article, de nombreuses lois particulières, provinciales et fédérales, attribuent également une responsabilité aux administrateurs, en lien notamment avec les salaires et vacances impayés et des obligations fiscales, environnementales et liées aux régimes de retraite. Dans une poignée de cas, les administrateurs peuvent aussi encourir une responsabilité pénale, bien que les poursuites pénales soient très rares. Sauf de rares exceptions, ces lois prévoient la possibilité d’une défense de diligence raisonnable.
Mesures de protection des administrateurs
Afin de minimiser les risques associés à leurs fonctions, les administrateurs peuvent recourir à plusieurs mesures de protection. La diligence raisonnable dans la prise de décision est une mesure clé. Ce concept, bien que vague, est intégré dans de nombreuses lois et exige que les décisions des administrateurs soient prises après des délibérations suffisantes et qu’elles soient bien documentées. Cela inclut notamment le contact régulier avec les dirigeants de l’entreprise, la sollicitation de conseils indépendants et le paiement prioritaire des créances sensibles comme les salaires et les déductions à la source.
Les indemnités fournies par la société constituent une autre mesure de protection essentielle pour les administrateurs. Ces indemnités, permises par l’article 124 de la L.c.s.a. et obligatoires pour certaines sociétés provinciales, peuvent être prévues dans les règlements de la société ou être accordées par contrat. Elles dépendent cependant de la solvabilité de la société, rendant leur efficacité variable. Envisager une indemnité contractuelle fournie par un tiers, comme une société affiliée, peut offrir une protection supplémentaire.
Les assurances responsabilité sont souvent préférées aux indemnités, car leur efficacité a été confirmée par la jurisprudence12 et ne dépend pas de la solvabilité de la société. Cependant, ces assurances ne sont pas sans inconvénients : elles peuvent être difficiles à obtenir, comportent souvent de nombreuses exclusions (comme la responsabilité environnementale ou fiscale) et leur coût peut être prohibitif. De plus, elles ne couvrent généralement que les réclamations reçues pendant la période de couverture. Il est crucial de consulter la police pour connaître les modalités exactes.
L’exercice de la dissidence est une autre méthode de protection disponible pour les administrateurs. Cette démarche, prévue par les lois corporatives13, permet aux administrateurs de s’opposer formellement à certaines décisions du conseil d’administration, comme le paiement de dividendes, en suivant des formalités strictes. Cependant, l’abstention lors d’un vote, le refus de se prononcer, ou même la démission ne sont pas considérés comme des formes de dissidence14.
Enfin, la démission peut être un moyen de dernier recours pour limiter la responsabilité d’un administrateur. Il est essentiel que le nom de l’administrateur soit radié du registre pertinent pour éviter tout litige et de respecter toutes les formalités légales pour que la démission soit valide15. Il y a toujours un risque à la suite de la démission de continuer à être considéré comme un administrateur de facto lorsque l’administrateur démissionnaire n’est pas remplacé. Aussi, et important, la faillite d’une société ne cause pas la démission présumée de ses administrateurs, qui doivent tout de même suivre les mêmes formalités16.
Moyens procéduraux
La responsabilité des administrateurs peut être recherchée de plusieurs façons. Voici les différents recours possibles :
- Recours direct;
- Recours en redressement pour abus (oppression);
- Recours oblique;
- Poursuites pénales.
Le recours direct est le recours classique que peut intenter un créancier pour retenir la responsabilité d’un administrateur. Il peut trouver son fondement dans le droit commun ou dans une loi particulière. Certains de ces recours peuvent ou doivent être intentés par un syndic17 ou par d’autres parties18.
Le recours en redressement pour abus, communément appelé le recours en oppression, trouve assise à l’article 241 L.c.s.a. Cet article donne de vastes pouvoirs aux tribunaux de redresser des comportements injustes ou abusifs, dans la mesure où les créanciers peuvent justifier d’un intérêt suffisant.
Les recours obliques regroupent une catégorie de recours qui peuvent être exercés par un tiers pour le compte de la société lorsqu’elle reste passive face à la poursuite de ses intérêts. Bien que l’action soit intentée par un tiers, la titulaire de ces recours demeure la société. Les articles 239 et 240 L.c.s.a. permettent, entre autres, aux créanciers d’intenter une action au nom de la société.
Les poursuites pénales ne peuvent pas être intentés par les créanciers. Celles-ci sont soit intentées par la Couronne ou par un syndic qui a obtenu une autorisation ou une ordonnance judiciaire19. Ces poursuites seront intentées devant un tribunal criminel et non devant un tribunal qui a compétence en matière d’insolvabilité.
Conclusion
En matière de responsabilité des administrateurs, la prévention devrait toujours être la priorité. Dans les cas les plus dramatiques, il est toujours possible pour un administrateur de démissionner, pour limiter sa responsabilité au passé. Quoiqu’il arrive, et même dans les situations les plus difficiles, l’administrateur bien conseillé pourra considérablement limiter sa responsabilité.
[L’auteur désire remercier Michée Kisembo et Étienne Dussault, étudiants en droit chez Osler, Hoskin & Harcourt, pour leur collaboration dans la rédaction de cet article.]
1 Magasins à rayon Peoples inc. (Syndic de) c Wise, 2004 CSC 68 au para 44 [Wise].
2 LRC 1985, c C-44 [L.c.s.a.].
3 Art 2(1) « administrateur » L.c.s.a.
4 Allman c Laplante, 2005 CanLII 31504 au para 60 (Qc CS), conf par 2007 QCCA 684.
5 Art 146(5) L.c.s.a.
6 Allard c Myhill, 2012 QCCA 2024 aux paras 33 et 41.
7 Art 122 L.c.s.a.
8 Art 122(3) L.c.s.a.
9 Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c Wise, 2004 CSC 68 au para 42.
10 Art 122 L.c.s.a.
11 Voir par ex Publicité postale Premier Choix c Groulx, 2007 QCCQ au para 50.
12 Triton Électronique inc. (Arrangement relatif à), 2009 QCCS 1202.
13 Voir par ex les articles 123(1) à (3) L.c.s.a.
14 Également, la dissidence ne protège l’administrateur que pour les actes nécessitant une résolution du conseil d’administration, voir Lazar SARNA, Directors & Officers, a Canadian Legal Manual, édition révisée, Markham, LexisNexis Canada, feuilles mobiles, à jour en mai 2022, par. 5.2.e.
15 Art 108(2) L.c.s.a.
16 Girard c Agence du revenu du Québec, 2023 QCCQ 7959.
17 Arts 95 et 101 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B-3 [L.f.i.].
18 Comme au Québec, par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail, voir la Loi sur les normes du travail, RLRQ c N-1.1, art 113.
19 Art 205(4) L.f.i.