Articles de fond de la revue Rebuilding Success - Automne/Hiver 2024 > Changer le statu quo? La portée du pouvoir du tribunal de proroger les licences
Changer le statu quo? La portée du pouvoir du tribunal de proroger les licences
![]() |
Par Chris Nyberg, associé, MLT Aikins LLP et Kaitlin Ward, collaboratrice, MLT Aikins LLP
Depuis la publication de la décision Tantalus Labs Ltd. (Re), 2023 BCSC 1450 (« Tantalus »), dans laquelle la Cour supérieure de la Colombie-Britannique ordonnait à l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») de proroger temporairement la licence d’accise sur le cannabis détenue par Tantalus Labs Ltd. (« Tantalus ») pour permettre à l’entreprise de vendre son stock restant de cannabis, une série d’ordonnances rendues dans le cadre de procédures d’insolvabilité en Ontario ont accordé un répit aux débiteurs sous la forme du maintien du « statu quo » en ce qui concerne leurs licences de cannabis. Ces dispositions ont pour effet de retarder l’expiration, notamment, des licences d’accise sur le cannabis des entreprises insolvables œuvrant dans le domaine du cannabis, tant et aussi longtemps que la suspension des procédures applicable reste en vigueur. Un tel répit a été sollicité, entre autres motifs, pour parer à la pratique de l’ARC qui consiste à octroyer une licence d’une durée de 30 ou 45 jours aux entreprises débitrices ayant conclu avec elle une entente de paiement.
Dans ce qui suit, nous donnons un aperçu des procédures pertinentes engagées en Ontario et des dernières mises à jour concernant la position de l’ARC dans la procédure relative à Delta 9 Cannabis Inc. et al (le « Groupe D9 »), introduite sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, en sa version modifiée (la « LACC »).
La décision Tantalus
Bien que la décision Tantalus ait souvent été citée comme référence faisant foi de la compétence du tribunal pour obliger l’ARC à renouveler une licence d’accise sur le cannabis dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité, l’affaire portait essentiellement sur les circonstances urgentes et l’expiration imminente de la licence, la Cour ayant préféré tenir une audience plus approfondie sur la question. Cette audience, toutefois, n’a pas eu lieu.
Rappelons que Tantalus a entamé une procédure de proposition fondée sur la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») le 28 juin 2023. La licence d’accise sur le cannabis dont était titulaire Tantalus (la « licence de Tantalus ») devait expirer le 10 juillet 2023. Jusqu’à la date du dépôt, Tantalus, qui accusait des arriérés au titre de la taxe d’accise, était sous le coup d’une entente de paiement conclue avec l’ARC. L’Agence avait indiqué que Tantalus devait respecter ce plan pour montrer qu’elle disposait des ressources financières suffisantes pour gérer son entreprise d’une manière responsable, conformément au sous-alinéa 2(2)c)(i) et à l’alinéa e) du Règlement sur les licences, agréments et autorisations d’accise, de régime fédéral.
La date du prochain paiement que devait effectuer Tantalus en vertu de l’entente était le 30 juin 2023. Puisque l’entreprise avait déjà déposé sa proposition à cette date, elle n’a pas versé à l’ARC le montant prévu, puisqu’il s’agissait d’une obligation préalable au dépôt. En raison de ce paiement manqué, l’ARC a informé Tantalus, le 7 juillet 2023, qu’elle ne répondait pas aux exigences pour un renouvellement et que sa licence ne serait pas renouvelée après le 10 juillet 2023, ce qui aurait eu pour effet d’empêcher l’entreprise de procéder à la liquidation prévue de son stock restant de cannabis. Tantalus a convoqué une audience d’urgence le 10 juillet 2023 afin d’obtenir une ordonnance déclarant que sa licence demeurerait valide jusqu’à la fin de la période de suspension, prévue le 28 juillet 2023.
La Cour a reconnu que le fait de ne pas renouveler la licence de Tantalus à sa date d’échéance réduirait considérablement la valeur de l’actif et que la décision de l’ARC de refuser le renouvellement était [traduction] « inexplicable, l’ARC étant elle-même l’une des principales parties prenantes ayant avantage à ce qu’il soit procédé à une disposition adéquate et ordonnée du stock, compte tenu du montant élevé de sa dette non garantie » (au par. 20).
Par ailleurs, la Cour a poursuivi en indiquant que l’ARC avait soulevé des « questions importantes » concernant la base juridictionnelle en vertu de laquelle la Cour pourrait rendre une ordonnance obligeant l’ARC à proroger la licence de Tantalus jusqu’au 28 juillet 2023.
Tantalus et l’ARC se sont accordées pour dire qu’une audience plus approfondie serait nécessaire pour examiner la question en détail en tenant compte des références applicables, et se sont entendues sur la date du 27 juillet 2024. Entretemps, la Cour a évalué les références citées par Tantalus et l’ARC, et établi qu’elle possédait, en vertu du paragraphe 183(1) de la LFI, la compétence lui permettant de rendre une ordonnance accédant à la demande de « maintien du statu quo » jusqu’au 28 juillet 2023, compte tenu de l’urgence considérable et de l’importance des intérêts en jeu.
Tantalus ayant été en mesure de vendre son stock dans l’intervalle, avant le 28 juillet 2024, il n’était plus nécessaire de revenir devant le tribunal pour discuter du renouvellement de sa licence. Par conséquent, Tantalus est l’une des seules affaires où la Cour s’est fondée sur la jurisprudence, ne serait-ce que brièvement, et sur les arguments présentés par les parties touchées ayant trait à la compétence de la Cour pour contraindre l’ARC à renouveler une licence d’accise sur le cannabis.
Ordonnances préservant le statu quo en Ontario
Au cours de la dernière année, dans le cadre de plusieurs procédures déposées en vertu de la LACC en Ontario, dont celles d’Aleafia Health Inc. et al (« Aleafia »), BZAM Ltd. et al (« BZAM »), Heritage Cannabis Corp. et al et Indiva Limited et al (« Indiva »), le tribunal a accédé aux demandes de « clause de statu quo » voulant que les licences d’accise sur le cannabis soient réputées prorogées tant et aussi longtemps que dure la suspension des procédures. Dans ces quatre affaires, un avis de la demande d’ordonnance applicable a été signifié à l’ARC, qui soit n’a pas pris position, soit a confirmé qu’elle ne prenait pas position.
Dans sa demande d’ordonnance visant à préserver le statu quo de sa licence d’accise sur le cannabis, Aleafia a cité l’affaire Re Just Energy Corp., 2021 ONSC 1793 (« Just Energy ») comme fondement légal de la compétence du tribunal pour empêcher un organisme administratif de prendre des mesures à l’encontre d’une entité réglementée si cela risque de compromettre le processus de réorganisation. En accédant à la demande d’Aleafia d’inclure une clause de statu quo dans une ordonnance approuvant un processus de vente ou de sollicitation d’investisseurs, la juge Conway a estimé que le maintien du statu quo atténuerait le risque que la valeur des activités d’Aleafia soit détruite en cas d’expiration de sa licence d’accise.
Dans l’affaire BZAM, le juge Osborne a fait intervenir un raisonnement similaire dans son approbation de l’ordonnance initiale, se fondant sur l’affaire Tantalus pour statuer qu’une décision ministérielle de ne pas renouveler une licence est assujettie à une suspension des procédures en vertu de la LFI, en précisant que les mêmes principes s’appliquent à une procédure entamée sous le régime de la LACC.
Le juge Osborne s’est en outre appuyé sur le principe invoqué dans l’affaire Just Energy, voulant qu’une mesure réglementaire puisse et doive être suspendue si elle risque de compromettre une réorganisation. Faisant ressortir le caractère unique des licences d’accise sur le cannabis, le juge Osborne a déclaré ce qui suit :
- [Traduction] Les licences relatives au cannabis figurent parmi les éléments d’actif les plus précieux des requérants. Fait tout aussi important, elles sont nécessaires pour permettre aux requérants de poursuivre leur activité sous-jacente. L’expiration ou la révocation d’une licence aura pour effet de suspendre ou de faire cesser complètement l’exploitation et la livraison de produits par les requérants, ce qui réduira à néant, selon toute probabilité, la capacité des requérants à se restructurer ou à assurer la continuité de l’exploitation.
Le juge Osborne a aussi accédé à la demande d’Indiva d’inclure une clause de statu quo dans l’ordonnance initiale modifiée et reformulée. Dans son approbation, le juge Osborne s’est fondé sur les dispositions particulières de l’article 11.1 de la LACC pour prolonger la durée de validité des licences d’accise sur le cannabis pendant tout le temps que durera la suspension.
Plus particulièrement, le juge Osborne a souligné qu’aux termes du paragraphe 11.1(2), l’ordonnance prévue à l’article 11.02 (aux fins d’une suspension des procédures) ne portera aucunement atteinte aux mesures – action, poursuite ou autre procédure – prises par un organisme administratif, ni aux investigations auxquelles il procèdera, et n’aura d’effet que sur l’exécution d’un paiement. Selon le paragraphe 11.1(3), toutefois, le tribunal est autorisé à déclarer que le paragraphe 11.1(2) ne s’applique pas, s’il est convaincu que : a) il ne pourrait être fait de transaction ou d’arrangement viable sans suspendre la mesure règlementaire prise; et b) l’ordonnance visant à suspendre la mesure règlementaire prise n’est pas contraire à l’intérêt public. Le tribunal ne peut appliquer cette exception que si l’avis requis a été dûment signifié à l’organisme administratif.
Dans l’affaire Indiva, le juge Osborne a expressément indiqué que signification avait été faite à l’ARC et que son avocat au ministère de la Justice ne s’était pas opposé à la clause de statu quo dans l’ordonnance. Sur cette base, le juge Osborne était donc convaincu que l’application de la suspension des procédures d’une manière qui permet de maintenir le statu quo en ce qui concerne les licences d’accise sur le cannabis n’était pas contraire à l’intérêt public.
Dernières mises à jour – Ouest canadien
Il est important de souligner à nouveau que l’ARC a choisi soit de ne pas prendre position, soit de ne pas s’opposer au répit sollicité, sous la forme du maintien du statu quo, dans les procédures intentées en Ontario. Toutefois, il semble y avoir un écart marqué entre les prises de position adoptées par l’ARC en Ontario et celles dans l’Ouest canadien, car l’ARC a semblé s’opposer dernièrement à un répit similaire demandé par le Groupe D9, dans une procédure menée sous le régime de la LACC, au moment du dépôt des demandes d’ordonnance initiale et d’ordonnance initiale modifiée et reformulée (l’« OIMR de D9 »). Le fondement de l’objection soulevée par l’ARC était essentiellement le même que dans l’affaire Tantalus, à savoir : que la Cour n’était pas compétente pour ordonner à l’ARC d’exercer son pouvoir discrétionnaire de renouveler les licences d’accise sur le cannabis et qu’une audience approfondie sur la question de la compétence n’avait pas encore eu lieu.
Bien que le Groupe D9 et l’ARC soient parvenus à s’entendre à l’amiable sur le maintien en vigueur de la licence d’accise sur le cannabis détenue par le Groupe D9 pendant la procédure, en échange du retrait de la clause de statu quo dans l’OIMR de DP, il reste que des positions divergentes adoptées par l’ARC ont émergées dans les procédures d’insolvabilité menées en Ontario par rapport à celles menées dans l’Ouest canadien. Il convient de souligner que durant l’audition de la demande d’OIMR du D9, le juge en chef adjoint Nielsen a fait observer que si les parties ne s’étaient pas entendues autrement sur la prorogation de la licence d’accise sur cannabis de D, il aurait fallu lui présenter une jurisprudence démontrant clairement sa compétence pour qu’il ordonne à l’ARC d’exercer son pouvoir discrétionnaire de renouveler la licence d’accise sur le cannabis dans les circonstances.
Les conseillers et conseillères qui prendront part à de futures procédures relatives au cannabis doivent donc s’attendre à un changement de position de l’ARC en ce qui concerne ce répit sollicité, car l’Agence continue de considérer que la question de savoir si le pouvoir du tribunal de suspendre une mesure réglementaire en vertu du paragraphe 11.1(3) de la LACC l’autorise également à rendre une ordonnance de mandamus exigeant d’un organisme administratif qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire d’une certaine manière, au profit d’une réorganisation, n’a toujours pas été tranchée.