ACPIR

Association canadienne des professionnels de l'insolvabilité et de la réorganisation

La Cour suprême du Canada a confirmé la prépondérance de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité sur les régimes de refus d’immatriculation

Par Éric Vallières, Max Jarvie et Andrei Pascu, conseillers chez McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. à Montréal qui ont representé l’ACPIR dans cette cause

La Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rendu le vendredi 13 novembre un jugement très attendu dans la cause 407 ETR[1], aux termes duquel elle confirme la décision de la Cour d’appel de l’Ontario et conclut que le paragraphe 22(4) de la Loi sur l’autoroute 407 était inopérant du point de vue constitutionnel dans la mesure où il était utilisé pour le recouvrement d’une réclamation prouvable dont le débiteur avait été libéré en application du paragraphe 178(2) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité.

Les régimes de refus d’immatriculation et leur interaction avec la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») font depuis toujours l’objet de débats dans la jurisprudence canadienne, et les décisions à ce sujet ont été très partagées. Aujourd’hui, la CSC a rendu son jugement dans l’affaire 407 ETR, dont il est question ci‑après, ainsi que dans la cause connexe Alberta c. Moloney[2], deux décisions qui apportent des éclaircissements souhaités sur l’état du droit.

Dans la décision 407 ETR, la CSC, par une majorité de sept juges et avec l’accord de deux juges quant au résultat, a donné raison au Surintendant des faillites (le « Surintendant »).

Les juges faisant partie de la majorité ont conclu qu’il existait un conflit d’application entre le mécanisme de recouvrement prévu à l’article 22 de la Loi sur l’autoroute 407 (la « Loi 407 ») et le paragraphe 178(2) de la LFI. Le juge Gascon, s’exprimant au nom de la majorité, a déclaré que les dettes de péage recouvrées par 407 ETR Concession Company Limited (« ETR ») constituaient une réclamation prouvable en matière de faillite et qu’en vertu du paragraphe 178(2) de la LFI, les créanciers ne pouvaient plus exiger le paiement de leurs réclamations prouvables une fois le failli libéré. Les juges faisant partie de la majorité ont décidé qu’il était impossible pour ETR d’exercer le mécanisme administratif de recouvrement prévu au paragraphe 22(4) de la Loi 407tout en seconformant au paragraphe 178(2) de la LFI.

Les juges faisant partie de la majorité ont également conclu que, pour annuler l’existence d’un conflit d’application, le débiteur ne pouvait payer la dette dont il avait été libéré ou renoncer à son droit à un certificat d’immatriculation. Il s’agirait, selon la majorité, d’un cas de respect simple d’une des lois, où un des acteurs en cause renonce à l’application de l’autre loi.

Les juges de la majorité et de la minorité étaient d’avis que l’application du paragraphe 22(4) de la Loi 407 entrave aussi la réalisation de l’objectif du Parlement de donner aux faillis libérés la possibilité de se réhabiliter financièrement, lequel objectif sous‑tend le paragraphe 178(2) de la LFI. La majorité a en outre indiqué que ce paragraphe visait à « délester pour toujours le débiteur du fardeau de l’endettement antérieur à la faillite »[3]. Le paragraphe 22(4) de la Loi 407 entrave l’atteinte de cet objectif en permettant à ETR de continuer d’accabler le failli libéré.

Par conséquent, la CSC a rejeté le pourvoi d’ETR.

Contexte

L’autoroute 407, l’une des principales artères de Toronto, est exploitée par un partenariat public-privé entre le gouvernement de l’Ontario et ETR. Matthew David Moore (« Moore »), un camionneur, avait accumulé une dette considérable (34 977,06 $) envers ETR à l’égard des péages applicables à l’utilisation de l’autoroute 407. Moore ayant omis de payer sa dette, ETR a envoyé des avis de non‑paiement au registrateur des véhicules automobiles, lequel a refusé de renouveler le certificat d’immatriculation du véhicule de Moore, le tout conformément au paragraphe 22(4) de la Loi 407.

Par la suite, Moore a fait cession de ses biens en novembre 2007 et a obtenu une libération absolue en juin 2011. Après sa libération absolue, Moore a obtenu du registraire des faillites (le « registraire ») une déclaration selon laquelle la dette envers ETR était libérée, de manière à pouvoir récupérer l’immatriculation de son véhicule.

Toutefois, ETR a contesté l’ordonnance du registraire et le juge des requêtes a annulé l’ordonnance du registraire au motif que le paragraphe 22(4) de la Loi 407 n’entrait pas en conflit avec le paragraphe 178(2) de la LFI.

Même si Moore avait réglé sa dette envers ETR et renoncé son droit d’appel, le Surintendant s’est saisi de l’affaire pour demander des précisions aux cours supérieures sur ce débat de longue date concernant les régimes de refus d’immatriculation dans un contexte de faillite.

La Cour d’appel

La Cour d’appel a conclu que l’ordonnance du juge de première instance devait être annulée. Dans sa décision, la Cour a tranché la question de savoir si les deux régimes légaux pouvaient coexister dans le contexte limité d’une libération de faillite. Elle a décidé qu’ils ne le pouvaient pas et que le principe de la prépondérance fédérale devait s’appliquer.

Sur le premier volet de la doctrine de la prépondérance, la Cour d’appel a jugé qu’aucun conflit d’application n’existait entre les deux lois. Moore pouvait renoncer à obtenir un certificat d’immatriculation et ne pas payer sa dette de péage à ETR, ou il pouvait payer la dette et obtenir un certificat d’immatriculation. Comme Moore n’était pas tenu de payer la dette et que la LFI ne l’obligeait pas à obtenir un certificat d’immatriculation pour son véhicule, la Cour a indiqué qu’il n’y avait aucune impossibilité de se conformer aux deux textes de loi. En ce qui concerne ETR, même si le paragraphe 178(2) de la LFI empêche les créanciers d’exiger le paiement de leurs réclamations quand un débiteur est libéré, la Loi 407 est permissive : elle n’oblige pas ETR à exiger le paiement de ses réclamations. La Cour d’appel conclut qu’ETR pouvait se conformer aux deux lois en refusant d’exercer le recours dont elle disposait en vertu de l’article 22 de la Loi 407.

Sur le second volet de la doctrine de la prépondérance, cependant, la Cour d’appel a conclu que le paragraphe 22(4) de la Loi 407 entravait l’objectif de la LFI. La Cour d’appel précise que : [traduction] : « le fait de permettre à un créancier d’exiger le paiement d’une dette antérieure à une faillite après une libération de faillite empêche le failli de prendre un nouveau départ, délesté du fardeau de son endettement antérieur[4]. »

La Cour suprême

Devant la CSC, ETR a plaidé que la Cour d’appel avait erré dans son approche et son analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale, et que cette décision de la Cour d’appel était incompatible avec la jurisprudence de la CSC sur la doctrine de la prépondérance à trois égards : a) par son évaluation des mérites relatifs des régimes fédéral et provinciaux; b) par la définition pour la LFI d’un objectif à la fois trop large et trop vague; et c) par la conclusion que la LFI exigeait que des certificats d’immatriculation de véhicules soient délivrés aux faillis libérés, même si le Parlement fédéral ne pouvait pas adopter de loi en ce sens. La CSC n’a pas souscrit aux arguments d’ETR. Il convient de souligner en particulier que l’interprétation que fait la CSC de l’objectif de la LFI est de façon générale conforme à celle de la Cour d’appel.

Une fin heureuse

L’ACPIR salue cet arrêt, de même que la décision rendue dans la cause Alberta c. Moloney, car elle résout enfin l’incertitude résultant de l’interaction entre les régimes de refus d’immatriculation et la LFI. Dans cette dernière décision, la CSC s’est penchée sur l’interaction entre l’article 102 de la loi de l’Alberta intitulée Traffic Safety Act dans le contexte de la suspension du permis de conduire d’un failli libéré à cause du non‑paiement d’une somme due, celui‑ci ayant causé un accident d’automobile alors qu’il n’était pas assuré. La CSC a jugé que l’article 102 était inopérant pour des raisons similaires à ses conclusions concernant le paragraphe 22(4) de la Loi 407.

Les arrêts de la CSC, 407 ETR et Alberta c. Moloney, énoncent clairement que les mécanismes administratifs de recouvrement structurés comme ceux prévus par la Loi 407 et la loi de l’Alberta intitulée Traffic Safety Act entrent en conflit avec la LFI et que la doctrine de la prépondérance fédérale s’applique dans la mesure où ces régimes rendent impossible le respect de la LFI et entravent son objectif.


[1] 407 ETR Concession Co. c. Canada (Surintendant des faillites), 2015 CSC 52 [407 ETR].

[2]Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51 [Alberta c. Moloney].

[3] Décision 407 ETR au par. 28.

[4] Voir l’arrêt Canada (Superintendent of Bankruptcy) v. 407 ETR Concession Company Limited, 2013 ONCA 769 (C.A. Ont.) au par. 99.