Canada North Group Inc : Les charges superprioritaires dans une procédure sous le régime de la LACC prennent rang avant la fiducie présumée de la Couronne

17 septembre 2019

Le 29 août 2019, la Cour d’appel de l’Alberta a rendu un arrêt très attendu dans Canada v. Canada North Group Inc., 2019 ABCA 314 (« Canada North »). Dans une décision partagée à deux contre un, les juges ont statué que les charges superprioritaires accordées en vertu d’une ordonnance initiale rendue sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) peuvent prendre rang avant la fiducie présumée de la Couronne à l’égard de retenues à la source non versées. L’Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation (ACPIR), qui avait le statut d’intervenant dans cette affaire, a présenté des arguments contre la position de la Couronne selon laquelle les charges habituelles prévues par la LACC, par exemple une charge administrative garantissant les honoraires de professionnels dans ces procédures, ne peuvent avoir priorité sur sa fiducie présumée à l’égard de retenues à la source non versées prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e Suppl.), la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, et le Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985) ch. C‑8 (collectivement les « lois fiscales »).

Contexte

Le 5 juillet 2017, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a accordé à la société Canada North Group une protection contre ses créanciers en vertu de la LACC. Comme c’est généralement le cas, l’ordonnance initiale rendue à ce moment prévoyait diverses charges superprioritaires, à savoir une charge administrative, une charge en faveur d’un prêteur temporaire et une autre en faveur d’un administrateur (collectivement les « charges superprioritaires »). Ces charges fournissent aux participants à la procédure de restructuration une garantie importante et nécessaire.

Le 31 juillet 2017, la Couronne a introduit une requête pour faire modifier l’ordonnance initiale, alléguant que la Cour n’avait pas la compétence d’accorder des charges superprioritaires de rang supérieur à celui de la fiducie présumée de la Couronne à l’égard de retenues à la source non versées. La Couronne a fait valoir que les lois fiscales lui confèrent un rang prioritaire pour les retenues à la source non versées et que la LACC ne donne pas aux tribunaux le pouvoir d’octroyer des charges ayant priorité par rapport à ces fiducies présumées.

La juge Topolniski de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a rejeté la requête de la Couronne, statuant que les dispositions des lois fiscales relatives aux fiducies présumées accordent à la Couronne une garantie, et non un intérêt propriétal, et que la LACC donne par conséquent à la Cour le pouvoir d’accorder des charges superprioritaires prenant rang avant la fiducie présumée de la Couronne.

La Couronne a demandé l’autorisation d’en appeler devant la Cour d’appel de l’Alberta. La requête a été accueillie pour une seule question, soit celle de savoir si le juge en chambre a erré en droit en concluant que les charges superprioritaires peuvent prendre rang avant une fiducie présumée prévue par les lois fiscales en faveur de la Couronne à l’égard de retenues à la source non versées.

Décision de la Cour d’appel de l’Alberta

Dans une décision partagée à deux contre un, les juges de la Cour d’appel de l’Alberta ont conclu que la fiducie présumée de la Couronne à l’égard de retenues à la source non versées constitue une « garantie » au sens de la définition énoncée dans la Loi de l’impôt sur le revenu et de la jurisprudence. En vertu de la LACC, « [l]e tribunal peut préciser, dans l’ordonnance, que la charge ou sûreté a priorité sur toute réclamation des créanciers garantis de la compagnie ». Pour ce motif, les juges majoritaires ont conclu que les tribunaux ont la compétence de créer des charges prenant rang (c’est-à-dire ayant la priorité) sur la réclamation de la Couronne à l’égard de retenues à la source non versées. Ils ont évoqué les conséquences absurdes qu’entraînerait l’acceptation de la position de la Couronne, car cette décision nuirait aux objectifs de la LACC. Il en résulterait une diminution du nombre de restructurations et des recettes fiscales. En d’autres termes, les juges majoritaires ont statué que la thèse de la Couronne aurait pour effet de « mordre la main qui la nourrit ».   

Dans sa dissidence, l’honorable juge Wakeling a exprimé son désaccord avec les décisions du tribunal inférieur et de la majorité de la Cour d’appel, soutenant que les dispositions des lois fiscales concernant ses fiducies présumées n’auraient qu’un seul sens vraisemblable : ces fiducies bénéficient d’une priorité inattaquable. Pour arriver à cette conclusion, le juge Wakeling s’en est tenu à une interprétation stricte des lois fiscales, faisant valoir que toute question concernant la viabilité des restructurations en vertu de la LACC devrait être traitée par le Parlement et non par les tribunaux.

Incidence

La décision des juges majoritaires est une bonne nouvelle pour le droit canadien de l’insolvabilité, pour les prêteurs ainsi que pour les professionnels qui interviennent dans des procédures d’insolvabilité. De plus, elle confirme le rôle important de la LACC (et de toutes les lois sur l’insolvabilité) dans l’économie canadienne. Comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires, les restructurations en vertu de la LACC servent l’intérêt public en favorisant la survie des entreprises, la production de biens et de services, la préservation des emplois et le maintien de l’assiette fiscale canadienne.

La décision offre une protection indispensable aux participants aux procédures d’insolvabilité, y compris les prêteurs provisoires et les officiers de justice, qui doivent souvent s’en remettre à des charges superprioritaires pour obtenir une protection à un moment où l’état du compte d’une société insolvable auprès de la Couronne peut s’avérer très nébuleux. Il faut parfois des semaines, voire des mois après le dépôt d’une procédure pour connaître le montant des retenues à la source non versées qu’une société doit à la Couronne. Si les juges avaient rendu une décision contraire, l’une des incidences dans Canada North aurait été que la Cour aurait demandé aux officiers de justice d’accepter une nomination et aux prêteurs provisoires d’accorder un crédit sans connaître avec certitude le montant de la fiducie présumée de la Couronne. Ces participants n’auraient donc pas été en mesure d’évaluer la portée de leur sûreté ou l’ampleur du risque. Cette issue aurait sans doute jeté un froid sur la perspective des dépôts à venir sous le régime de la LACC (fait qu’a d’ailleurs reconnu la Couronne dans sa plaidoirie devant le tribunal).

Pour l’instant, la décision des juges majoritaires dans Canada North accroît le niveau de certitude dans les procédures déposées sous le régime de la LACC, fournit une protection indispensable aux participants à ces procédures et évite la frilosité que n’aurait pas manqué de créer une décision contraire. 

 

Par Randal Van de Mosselaer et Emily Paplawski

Osler, Hoskin & Harcourt, S.E.N.C.R.L/s.r.l.