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La Cour suprême privilégie l’approche de la « date unique »
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L’arrêt Piekut c. Canada (Revenu national) apporte des précisions concernant la libération de prêts étudiants dans le cadre de procédures en vertu de la LFI. La Cour suprême conclut qu’en cas de faillite, un failli n’est pas libéré de ses dettes découlant d’un prêt étudiant gouvernemental s’il était étudiant à temps plein ou à temps partiel, financé ou non par le gouvernement, dans les sept ans suivant la date de la demande de libération de dettes.
Par Haddon Murray, associé; Heather Fisher, avocate; et James Aston, avocat, Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Le 17 avril 2025, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Piekut c. Canada (Revenu national). L’ACPIR est intervenue dans cette affaire devant la Cour suprême.
La question en litige : à quel moment le « compteur déterminant la libération de dettes » se met-il en marche?
L’alinéa 178(1)g) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC (1985), ch. B-3 (la « LFI »), exclut les prêts étudiants de la libération d’une faillite si le débiteur a cessé d’être un étudiant moins de sept ans avant de déclarer faillite ou de faire une proposition de consommateur. Jusqu’à présent, les tribunaux avaient adopté deux approches différentes pour déterminer à quel moment un débiteur « cesse d’être un étudiant à temps plein ou à temps partiel ».
L’approche de la « date unique » considère qu’il y a une seule date à partir de laquelle on peut calculer la période qui doit s’écouler avant de pouvoir obtenir la libération de tous les prêts étudiants accordés par le gouvernement. En vertu de l’approche de la date unique, à la date de la faillite, les tribunaux se fondent sur la plus récente date à laquelle le débiteur a cessé d’être un étudiant à temps plein ou à temps partiel pour déterminer si toutes ses dettes d’études peuvent être libérées sur libération de la faillite.
Par contraste, l’approche des « dates multiples » relie le moment où le débiteur cesse d’être étudiant au prêt spécifique ayant donné lieu à la dette auprès du gouvernement. En vertu de cette approche, les tribunaux se fondent sur le texte de l’alinéa 178(1)g) qui définit ce qui est exclu de la libération en ces mots, à savoir « toute dette ou obligation découlant d’un prêt consenti ou garanti au titre de [loi sur les prêts étudiants]… lorsque la faillite est survenue… » et « dans les sept ans suivant » la date à laquelle le failli a cessé d’être un étudiant à temps plein ou à temps partiel. Ces mots doivent être lus ensemble faisant en sorte que la date à laquelle le débiteur cesse d’être un étudiant est reliée au prêt ayant donné lieu à la dette.
Cette interprétation permet d’avoir plusieurs dates auxquelles un débiteur peut être libéré d’une dette si ce dernier poursuit des études, fait une pause, puis retourne aux études et contracte un autre prêt étudiant. La période de sept ans débute alors après la première période d’études en lien avec le premier prêt, et après la deuxième période d’études en ce qui concerne le deuxième prêt. En outre, l’approche de dates multiples ne repart pas le compteur si un étudiant interrompt ses études puis retourne aux études sans contracter d’autres prêts étudiant auprès du gouvernement.
Dans l’arrêt Piekut de la Cour suprême, une majorité de six juges contre trois a soutenu l’approche de date unique : la période de sept ans débute à compter de la dernière date à laquelle le débiteur a cessé d’être un étudiant du postsecondaire à temps plein ou à temps partiel.
Le contexte : un retour aux études, et un retour devant le tribunal
Izabela Piekut a contracté des prêts étudiants du gouvernement pour ses études postsecondaires de premier et de deuxième cycle entre 1987 et 2003. Par la suite, de 2006 à 2009, elle a poursuivi ses études pour obtenir une maîtrise, qu’elle a financée elle-même. En 2013, elle a fait une proposition de consommateur sous le régime de la LFI. S’appuyant sur le fait qu’elle n’avait reçu aucun prêt étudiant du gouvernement après 2003, elle a indiqué que sa dette de prêt étudiant était libérable, car elle avait cessé d’être étudiante plus de sept ans auparavant.
La Cour suprême de la Colombie-Britannique et la Cour d’appel ont rejeté cet argument, concluant que, malgré le fait qu’elle ait financé elle-même sa maîtrise de 2006 à 2009, son retour aux études signifiait qu’elle n’avait pas cessé d’être étudiante jusqu’en 2009 et que, par conséquent, le compteur ne s’était pas arrêté. Les tribunaux de la Colombie-Britannique ont appliqué l’approche de date unique selon laquelle la proposition de 2013 de madame Piekut a été faite pendant la période d’interdiction législative de sept ans, rendant ainsi sa dette étudiante non libérable. Contrairement aux tribunaux de la Colombie-Britannique et du Québec, toutes les autres juridictions ont toujours utilisé l’approche de dates multiples.
L’affaire a été portée devant la Cour suprême à la suite de l’autorisation de l’appel en vue de régler cette différence d’interprétation.
Décision des juges majoritaires : un seul parcours étudiant, un seul compteur déterminant la libération de dettes
Au nom des juges majoritaires, le juge Jamal (soutenu par le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe, Kasirer et O’Bonsawin) a conclu que la LFI envisage une seule date de cessation des études : la dernière date à laquelle le débiteur a cessé d’être un étudiant.
La cour a appliqué le cadre d’interprétation bien établi qui tient compte du libellé, du contexte et de l’objet de la disposition.
En ce qui concerne le libellé, les juges majoritaires et minoritaires ont réitéré qu’autant que possible, la version française et anglaise de la loi doit avoir le même sens. La majorité a également conclu que le sens commun des deux versions venait appuyer l’approche de la date unique presque l’expression en anglais (« the date ») et en français (« cette date ») suggérait un même point de référence.
À l’égard de l’objet de la disposition, les juges majoritaires ont conclu que le Parlement avait introduit les prêts étudiants pour protéger l’intégrité et la viabilité des programmes gouvernementaux de prêts. La Cour a émis un avertissement selon lequel l’interprétation flexible ou à dates multiples pourrait donner lieu à des abus, permettant aux débiteurs de planifier stratégiquement de réintégrer et de quitter des programmes courts pour leur permettre d’être libérés de dettes plus rapidement. L’approche de la date unique vient appuyer l’objet de la politique visant à diminuer les pertes du gouvernement, assurer la viabilité du programme gouvernemental de prêts étudiants pour les prochaines générations, et donner assez de temps aux emprunteurs pour capitaliser sur l’ensemble de leurs études pour être en mesure de rembourser leurs prêts étudiants financés par l’État.
Le juge Jamal a affirmé que, contrairement aux résultats absurdes découlant d’une approche à dates multiples, l’approche de date unique était plus équitable envers les emprunteurs. Les juges majoritaires sont d’avis que même si le retour aux études, financé ou non par l’étudiant, remet le compteur à zéro, ceci n’est pas injuste envers les emprunteurs étant donné qu’il existe d’autres mesures pour aider ceux qui éprouvent des difficultés financières, comme les programmes d’exemption du paiement d’intérêts et d’aide au remboursement prévus au paragraphe 178(1.1), lequel prévoit que l’alinéa 178(1)g) ne s’applique pas à un demandeur ayant agi de bonne foi.
Finalement, les juges majoritaires ont conclu que les présomptions législatives, comme la présomption voulant que le paragraphe 178(1) soit interprété de manière restrictive, sont des présomptions résiduelles d’interprétation qui s’appliquent uniquement lorsque l’analyse législative de deux approches donne lieu à une ambiguïté. Dans cette affaire, les juges majoritaires ont conclu que l’approche à date unique était appropriée et aucunement ambiguë et, par conséquent, ont affirmé qu’il n’était pas nécessaire d’appliquer la présomption résiduelle d’interprétation restrictive de l’alinéa 178(1)g).
Tel que l’a mentionné le juge Jamal, la règle de la date unique fait en sorte que les emprunteurs disposent d’un délai raisonnable (la période de sept ans) après la fin de leurs études pour rembourser leurs prêts étudiants, ce qui a pour effet de décourager les faillites opportunistes Sur la base de cet argument, la demande de Piekut a échoué : son statut d’étudiante s’est terminé en 2009 et elle n’a pas respecté la période de sept ans avant sa proposition de 2013.
Motifs dissidents : Une lecture plus équitable
En désaccord, la juge Karakatsanis (avec les juges Martin et Moreau) a contesté la rigidité de la position des juges majoritaires.
Les juges dissidentes rejettent l’application de l’approche à date unique ou à dates multiples en déclarant que chaque approche peut mener à des résultats absurdes. Les juges dissidentes ont plutôt plaidé en faveur d’une approche de « sept années continues » en vertu de laquelle un débiteur serait admissible à une libération de dettes après qu’une période de sept années consécutives se soit écoulée pendant lesquelles il n’était pas étudiant et ce, même s’il retourne aux études par la suite dans un autre domaine ou qu’il finance lui-même ses études.
Les juges dissidentes soulèvent des préoccupations quant à l’approche des juges majoritaires qui pourrait faire en sorte d’imposer une dette à vie sur les emprunteurs qui poursuivent subséquemment des études, dans un domaine relié ou non aux études ayant donné lieu à la dette initiale.
Les juges dissidentes affirment que l’application de l’approche de date unique ou de dates multiples a pour effet de favoriser trop fortement soit les objectifs de l’alinéa 178(1)g, soit la LFI dans son ensemble. À leur avis, l’« interdiction législative » correspond le mieux aux objectifs de réhabilitation de la LFI, plus particulièrement en ces temps où l’on remarque que de plus en plus de Canadiennes et de Canadiens retournent aux études pendant leur carrière, car elle offre au débiteur une réelle occasion de rembourser ses prêts étudiants en établissant cette période de sept ans.
Conséquences pour les professionnel·les en insolvabilité
Cet arrêt clarifie une question qui a longtemps embêté les syndics de faillite de consommateurs, les conseillers juridiques des débiteurs et les prêteurs. L’arrêt de la Cour suprême établit une norme nationale standard pour interpréter l’alinéa 178(1)g)), en remplaçant les décisions incohérentes des diverses juridictions.
À l’avenir, les avocates et avocats en insolvabilité doivent aviser les clients que :
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La « date de cessation » pertinente correspond à la dernière fois que le débiteur a cessé d’être étudiant à temps plein ou à temps partiel, et non la dernière fois qu’il a reçu un prêt du gouvernement.
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Ce régime ne s’applique pas à tous les programmes d’études. Les lois applicables aux prêts en question précisent le nombre de cours qui permet de définir la notion d’étudiant à temps plein ou à temps partiel.
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Un retour aux études financé par l’étudiant a pour effet de redémarrer le compteur, même si ce retour s’effectue plusieurs années après l’octroi du prêt du gouvernement.
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Bien documenter son historique d’études est maintenant plus important que jamais pour prouver son admissibilité à être libéré de dettes.
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Le gouvernement ne requiert aucune décision judiciaire distincte pour prouver l’octroi d’un prêt étudiant. À lui seul, le processus de soumission d’une preuve de réclamation dans le cadre d’une faillite ou d’une proposition établit la demande de prêt étudiant. Un créditeur de prêt étudiant n’a aucune autre mesure à prendre pour protéger sa réclamation.
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Un failli peut présenter une demande au tribunal en vertu de la mesure discrétionnaire fondée sur l’existence de difficultés financières prévue au paragraphe 178(1.1) pourvu qu’au moins cinq années se soient écoulées depuis la « date de cessation ».
Conclusion : une clarification, mais à quel prix?
La décision dans l’affaire Piekut apporte des précisions fort nécessaires. Pour les professionnel·les en insolvabilité, cet arrêt vient établir à quel moment on peut déposer une cession de biens ou une proposition de consommateur en lien avec des prêts étudiants. Pour les faillis, le message est clair : le retour aux études, peu importe l’âge ou la raison, peut entraîner des répercussions à long terme sur leur capacité à se libérer d’anciens prêts étudiants.
Au-delà de préciser l’approche dans cette situation, cet arrêt explique les limites de l’interprétation restrictive du paragraphe 178(1) privilégiant ainsi une interprétation de la LFI plus favorable au créancier dans le contexte de prêts étudiants, favorisant ainsi la viabilité des programmes de prêts gouvernementaux plutôt que le principe du nouveau départ. Cela étant dit, la Cour a laissé entrevoir la possibilité d’une réforme législative, en faisant remarquer que le Parlement est le mieux placé pour reconsidérer si l’équilibre établi dans la version actuelle de la LFI demeure approprié dans le contexte de l’éducation et du marché du travail d’aujourd’hui.

