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Insolvabilité commerciale, adaptation au changement et exportations
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Par Benoît-Mario Papillon, Ph.D., Département de finance et économie, École de gestion, UQTR
Santé financière des entreprises et état de l’économie : une préoccupation
Le sort des entreprises et l’état de l’économie sont des préoccupations constantes de la population. Cette sensibilité s’est accrue avec le temps.
Historiquement, la production pour les besoins de base comme l’alimentation était faite localement, bien souvent par les consommateurs, eux-mêmes producteurs. Le taux d’urbanisation à l’époque était autour de 5%. Le temps de travail était surtout consacré à une production domestique et le temps alloué à une production marchande était négligeable. La spécialisation des tâches se limitait à quelques catégories d’artisans : cordonniers, tisserands, forgerons, charpentiers, …
Avec une agriculture plus commerciale et le passage d’une production d’artisans aux manufactures, l’urbanisation s’est accélérée. Ceci nous rend beaucoup plus dépendants les uns des autres, pour satisfaire nos besoins, et dépendants de l’extérieur car l’économie canadienne par sa taille a toujours été contrainte à importer et exporter beaucoup. Une version canadienne du dicton « Pour vivre il faut vendre » y ajouterait « et il faut exporter ». Le niveau d’activité économique est devenu une préoccupation générale et des mesures comme le taux de chômage et le PIB permettent d’en suivre l’évolution. Pour suivre la santé financière des entreprises, diverses mesures sont utilisées, des indices boursiers aux statistiques sur l’insolvabilité.
Notre voisin du sud procède actuellement à un réalignement important, à la fois de sa politique commerciale et du rôle des tarifs douaniers dans ses finances publiques. Cette évolution constitue un changement majeur. Qu’est-ce que ces concepts et mesures nous apprennent sur la capacité du Canada de s’y adapter?
Origine de l’insolvabilité commerciale, adaptation au changement et variations du taux d’insolvabilité
L’origine de l’insolvabilité est le crédit qui bien souvent sera une façon moins contraignante d’acheminer l’épargne vers les besoins en investissement et une façon moins coûteuse de transiger. Pourquoi une entreprise devient insolvable, n’a plus les moyens d’effectuer les paiements dus en vertu des contrats qui la définisse – on dit parfois que l’entreprise est un réseau de contrats?
Les « causes » financières (pénurie de liquidités, équité déficiente, …) viennent spontanément à l’esprit. Une étude des causes moins immédiates distingue les carences managériales des causes externes. Un exemple de cause externe dans le cas des entreprises de pâtes et papiers a été la chute importante de la demande pour leurs produits au début des années 2000s. Pour s’adapter à ce changement majeur, les entreprises ont eu recours à la LACC. Il faut cependant inscrire de tels évènements dans un contexte plus large pour faire la part des choses quant au rôle des procédures d’insolvabilité dans l’adaptation au changement.
Les besoins évoluent, suite par exemple aux changements démographiques. Les meilleures façons de répondre aux besoins changent également avec l’innovation et la disponibilité des ressources peut également varier. Les entreprises sont donc exposées à un flux de changements qui nécessitent de s’adapter. Ceci n’entraîne pas toujours le recours à une procédure d’insolvabilité. Inversement, une procédure d’insolvabilité n’est pas toujours la conséquence d’un problème d’adaptation. Pour faire la part des choses, regardons de plus près la mesure de l’insolvabilité commerciale : le taux d’insolvabilité.
Le taux rapporté dans les statistiques annuelles du BSF indique, par 1 000 entreprises existantes, le nombre moyen d’entreprises pour lesquelles il y a eu recours à une procédure de la LFI. Ce taux varie autour de 1 par 1 000 pour le Canada depuis une dizaine d’année. Si on remonte à la fin des années 90s, ce même taux était plus élevé, variant dans un intervalle de 6 à 9 par 1 000 et a diminué de façon continue tout au long des années 2000s. Avec un taux de 1 par 1 000, c’est-à-dire un dixième de 1%, l’insolvabilité commerciale touche un nombre marginal d’entreprises et des facteurs, à première vue secondaires, peuvent causer des variations importantes.
Le taux d’insolvabilité commerciale est le produit arithmétique de deux taux. Le premier est la proportion, dans le nombre total d’entreprises, d’entreprises suffisamment en difficulté pour être insolvables. Appelons cela le taux d’entreprises en difficulté. Le second taux est la proportion parmi ces entreprises en difficulté, d’entreprises étant l’objet d’une procédure d’insolvabilité. Appelons cela la portée de la loi, ou taux de couverture de l’insolvabilité commerciale. En faisant le produit de ces deux taux, le numérateur du premier s’annule avec le dénominateur du second et nous retrouvons le taux d’insolvabilité commerciale.
La décomposition du taux d’insolvabilité aide à mieux comprendre ses variations. La baisse continue du taux au cours des années 2000s découlerait d’une baisse continue du taux d’entreprises en difficulté, avec la mise en place dans les institutions financières d’un suivi plus efficace des débiteurs commerciaux. Le faible taux de certains pays avec un revenu per capita peu élevé s’expliquerait par une faible portée de la loi, la loi y étant peu développée et peu accessible. Un aussi faible taux dans un pays comme le Japon s’expliquera par le faible taux observable d’entreprises en difficulté. Le Japon a été l’un des premiers pays pour lequel le phénomène d’entreprises zombies, avec ses effets négatifs sur la productivité et l’emploi, a été analysé. L’existence, dans ces secteurs, de grands groupes, permet des transferts intragroupes qui camouflent les difficultés de certaines entreprises.
À l’intérieur du Canada, il y a un écart marqué du taux d’insolvabilité commerciale entre l’Ontario et le Québec. Le taux québécois est systématiquement plus élevé, même en ajustant pour les mises sous séquestre plus fréquentes en Ontario. Une première hypothèse explique cet écart par une plus grande portée de la loi au Québec. L’insistance des autorités fiscales inciterait davantage les entreprises en difficulté à recourir à la loi pour se libérer de leurs dettes plutôt que de disparaître en mettant la clé sous la porte; et il y aurait une plus grande accessibilité des services de SAI pour ces entreprises. Une seconde hypothèse repose sur la première composante du taux d’insolvabilité, la proportion d’entreprises en difficulté, qui serait plus faible en Ontario. Des groupes ethniques avec un capital de départ important et des liens familiaux forts y seraient plus présents parmi les entreprises en démarrage, augmentant d’autant les chances de survie des jeunes entreprises, qui représentent une part importante des entreprises en difficulté.
Au-delà des facteurs qui viennent d’être évoqués, le crédit et l’adaptation au changement demeurent la toile de fond de l’insolvabilité commerciale. Cette toile de fond inclut également les fondements de la décentralisation économique : propriété privée et libre entreprise, avec leurs corollaires : innovation et concurrence. Il n’y avait pas d’insolvabilité commerciale dans les économies très centralisées, qualifiées parfois de socialistes, car il n’y avait qu’une seule entreprise, l’État.
Dépendance du « Pour vivre, il faut exporter », écarts de rémunération et adaptation
Le Canada est une économie ouverte, tel que révélé par l’importance des flux import-export dans son PIB. Sur la même base, les É-U ont été une économie relativement fermée jusqu’au début des années 1990s. L’économie canadienne est devenue plus résiliente au cours des années 2000s. Les scénarios très pessimistes des effets économiques de la COVID ne se sont pas matérialisés; il y a eu une reprise rapide en 2021. L’effet de la crise financière de 2008 sur le taux de chômage et le taux d’emploi a été relativement modeste, en comparaison à la récession de 1990-91 et à celle de 1982. C’est une première raison d’être optimiste dans le contexte actuel.
Les échanges internationaux comportent des coûts : 1) les barrières naturelles aux échanges, essentiellement les coûts de transport et de communication, 2) les barrières politiques aux échanges : tarifs douaniers et barrières non-tarifaires (quotas d’importation, normes sanitaires excessives, …). Ces coûts ont largement diminué au cours des dernières décennies, ce qui permet aux entreprises de naviguer directement, ou indirectement comme fournisseurs d’autres entreprises, au sein d’une économie internationale de plus grande taille. C’est la deuxième raison d’être optimiste car ceci a réduit de façon importante le coût de l’adaptation au changement.
Pour s’adapter au changement d’origine technologique, démographique, ou géopolitique comme c’est le cas actuellement avec notre voisin du sud, les entreprises encourent des dépenses pour trouver de nouvelles opportunités d’échange et adapter leur production et leurs produits. Au sein d’une économie internationale ayant une plus grande densité d’opportunités d’échange, ces opportunités sont plus rapidement accessibles et ces dépenses moins importantes. Les entreprises canadiennes sont devenues moins captives d’un partenaire commercial en particulier et la part élevée d’un tel partenaire dans les exportations canadiennes implique une dépendance moindre de l’économie canadienne à son endroit, par rapport à ce qu’il en était il y a 40 ans.
Avant de conclure, le contexte actuel exige d’aborder ce qui freine l’adaptation au changement. Les écarts intersectoriels importants de rémunération pour des tâches comparables sont un trait distinctif du Canada et des É-U. Il y a d’un côté les secteurs à rémunération élevée : l’industrie lourde (métaux, raffineries, pâtes et papiers, auto, …) et certains sous-secteurs du secteur primaire. Ces secteurs ont engendré avec le temps des groupes influents d’intérêt et ces secteurs bénéficient largement des politiques publiques (subventions, protection tarifaire, énergie à rabais, traitement d’exception en matière environnementale, …). Et il y a les autres secteurs de l’économie, souvent plus innovateurs et où la rémunération pour un même type de tâches est moins élevée. Le réalignement de la politique commerciale de notre voisin du sud vise entre autres à maintenir ces écarts, dans une économie mondiale qui le permet de moins en moins.
Est-ce que le système fédéral canadien peut nous permettre, dans le contexte actuel, de commencer à se distancer d’un mode de détermination des rémunérations qui freine l’adaptation, outre le fait qu’il est inéquitable et nocif pour la démocratie? L’avenir le dira et les SAI sont aux premières loges pour voir ce que sera l’avenir.
Les SAI seront sollicités pour corriger ex post les effets de ce mode de détermination, comme ce fut le cas pour les pâtes et papiers il y a une quinzaine d’années. Ou ils seront davantage sollicités pour la liquidation d’entreprises dans les secteurs plus dynamiques de l’économie, si le choix politique est de protéger davantage, au Canada, les secteurs traditionnels chers au gouvernement actuel des É-U, au détriment des secteurs plus dynamiques.
L’adaptation au changement n’est pas un enjeu banal. Un changement donné, comme celui qui nous vient des É-U, peut être géré de façon décentralisée par une économie capable de s’adapter. Autrement, cela nécessite une action gouvernementale centralisatrice comme lors du Covid. Une telle action, qui peut mettre en veilleuse l’insolvabilité commerciale, met également en veilleuse la capacité de discernement des procédures d’insolvabilité. Cette capacité permet de distinguer les causes externes des responsabilités à l’interne. Car la libre entreprise et la responsabilisation individuelle - dont est porteuse la fourmi dans les Fables de La Fontaine - sont les deux faces d’une même médaille, celle de la décentralisation économique.

